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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Nue propriété
de Joachim Lafosse
Belgique/France, 2006, 1 h 30

Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Nue propriété avec leurs élèves (entre quinze et dix-huit ans ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision du film.

Une première analyse

On considérera d’abord les événements mis en scène qui sont sans doute plus facilement interprétables par la plupart des spectateurs que les choix de mise en scène (qui supposent notamment une certaine connaissance de l’esthétique, particulièrement cinématographique, et de ses valeurs).

De manière sommaire, l’on pourrait qualifier Nue propriété de «drame familial»: l’accent y est sans doute moins mis sur les personnages eux-mêmes (leur portrait physique, psychologique, social, historique...) que sur les relations qu’ils entretiennent entre eux et l’histoire familiale qui les relie de façon souterraine. Cette interprétation est sans doute suffisamment évidente pour être acceptée par la plupart des participants.

On remarquera cependant qu’on retrouve ainsi dans le regard du cinéaste le double niveau que l’on a distingué précédemment [entre description et jugement de valeur]: plutôt que de juger ses personnages (positivement ou négativement), Joachim Lafosse essaie de décrire leurs interactions sans chercher à provoquer notre sympathie ou notre antipathie à leur égard.

Mais, si le point de vue du cinéaste est bien celui-là, il faut alors immédiatement pointer une possible erreur d’interprétation chez certains spectateurs: si le comportement des personnages suscite naturellement chez nous des réactions affectives (positives ou négatives), le film suppose néanmoins que nous suspendions — au moins temporairement — nos jugements spontanés pour adopter une attitude d’observation plus ou moins distanciée. Autrement dit, cela signifie que les personnages ne sont pas mis en scène pour être aimés ou au contraire détestés (ce qui est le cas de beaucoup de films volontairement manichéens), mais plutôt pour éveiller notre regard et susciter notre questionnement.

Le cinéaste ne se contente pas en effet de décrire des comportements vus de manière tout à fait extérieure (un peu comme on observerait des poissons rouges dans un bocal...), et il met en scène des situations problématiques qui doivent amener les spectateurs à s’interroger notamment sur les motivations cachées des personnages: on se souvient par exemple au début du film de la réaction violente de la mère qui exige que son ex-mari «foute le camp» alors qu’il rend seulement visite à ses enfants; cette réaction apparemment disproportionnée doit vraisemblablement être interprétée comme le signe d’un conflit ancien dont nous ne connaissons pratiquement rien mais dont nous devinons ainsi qu’il reste irrésolu.

Ici aussi, on devra sans doute mettre en garde certains jeunes spectateurs contre des réactions spontanées en termes de «normalité» ou d’«anormalité»: si certains des comportements mis en scène nous paraissent étranges ou incompréhensibles dans un premier moment, la «dynamique» du film vise certainement à éclairer — de façon plus ou moins indirecte — ces comportements. On peut ainsi supposer que le cinéaste attend du spectateur une démarche d’interprétation active face à des situations qui sont à première vue «problématiques».

Si cette perspective est exacte et correspond bien au point de vue du cinéaste, il faut alors faire une hypothèse supplémentaire: pour que les comportements mis en scène puissent être interprétés, il faut qu’ils ne soient pas immédiatement «transparents» (comme peut l’être l’attitude d’un héros d’un récit manichéen agissant par courage, vertu, virilité, honneur...) et que leurs motivations soient en partie cachées, obscures ou inconscientes. Cette «obscurité» peut provenir du fait que les personnages se mentent ou se cachent certaines choses — comme la mère qui ne dit pas à ses enfants que Jan est son amant —, mais aussi certainement qu’ils se «mentent» à eux -mêmes ou qu’ils ne perçoivent pas les raisons qui les font agir ou réagir: ainsi, quand François et Thierry se disputent pour prendre place dans l’auto à côté de leur mère, ils souhaitent sans doute disposer chacun du siège et du transport, mais l’on comprend aussi facilement que cette dispute est une nouvelle étape dans la détérioration de la relation entre les deux frères.

Cet exemple permet d’ailleurs de faire une dernière hypothèse d’interprétation générale: Nue propriété vise moins à comprendre les individus isolés (comme on peut le faire dans une cure psychanalytique) qu’à décrire le système que forment les personnages et qui évolue rapidement [1]. Ici aussi, le film montre bien par exemple comment l’annonce de la vente de la maison par la mère va susciter des «stratégies» opposées chez les deux frères, Thierry se lançant dans l’affrontement ouvert alors que François cherche au contraire à retisser des liens défaits tout en provoquant ou agressant son frère qu’il juge certainement responsable du départ de leur mère.

La perspective dégagée ici — nœud familial, regard neutre et distancié, démarche d’interprétation active, motivations obscures ou inconscientes, système relationnel... — repose sans doute sur des éléments du film qui lui donnent une certaine vraisemblance, mais également sur des savoirs — en particulier psychologiques (au sens le plus large) — extérieurs au film et qui ne sont pas nécessairement familiers aux spectateurs, jeunes ou moins jeunes. L’animation suivante (pages 10 et suivantes) reviendra de manière plus détaillée sur cet aspect du film, mais il est sans doute important d’expliciter relativement tôt dans la discussion ce qu’on peut considérer comme le propos essentiel du film et de son auteur.

Un deuxième regard

Interrogeons-nous à présent avec les participants sur le travail de mise en scène dont les choix appartiennent de façon essentielle à l’auteur du film [2]. Ici aussi, partons des réactions ou des impressions spontanées des spectateurs: comment ont-ils perçu le film? Ont-ils remarqué une manière de faire ou de raconter particulière? Se souviennent-ils plus particulièrement de certains éléments filmiques? Comment jugent-ils la réalisation, la forme du film?

Ces questions aussi générales qu’imprécises susciteront vraisemblablement des réponses elles aussi vagues et sommaires comme par exemple «une mise en scène dépouillée» ou bien «sobre mais efficace», «pas de fioriture, un grand réalisme», «une direction d’acteurs exceptionnelle», ou, de façon négative, un film «d’une lenteur qui confine à l’ennui». Certains pourront cependant faire référence à des éléments filmiques plus précis comme l’absence de musique, l’importance des plans fixes et des plans-séquences ou encore le travail sur le «hors-champ» (voir les définitions de ces termes à la page 23 du dossier, non reproduite sur cette page WEB).

Comme précédemment, l’on invitera d’abord les participants à suspendre temporairement leurs jugements de valeur pour mener une réflexion aussi objective que possible sur le film et sa mise en scène. La principale difficulté que rencontreront les spectateurs dans cette analyse sera certainement de fournir des éléments objectifs pour soutenir des impressions largement intuitives et sommaires: ainsi, une expression comme «une mise en scène dépouillée» peut recouvrir des éléments très divers comme le recours aux plans fixes, l’absence de musique, le choix de restreindre pratiquement les décors à quelques pièces de la maison familiale ou encore l’utilisation de lumières peu focalisées donnant des couleurs faiblement saturées (ou une atmosphère «pluvieuse»).

Une telle analyse risque ainsi de devenir très technique (et de nécessiter le recours à des instruments comme le lecteur DVD) et de se perdre dans de fines analyses d’extraits qui n’ont que peu d’intérêt pour des non spécialistes: il paraît alors préférable de se poser la question de la mise en scène au niveau de l’ensemble du film en essayant de déterminer quel(s) principe(s) a (ou ont) pu guider de manière générale les choix esthétiques et cinématographiques du cinéaste. Cependant, une telle réflexion est sans doute trop peu familière aux jeunes spectateurs pour qu’ils puissent la mener seuls: ce sera donc à l’enseignant ou à l’animateur de mener cette réflexion préalable en fonction du film abordé.

Principe de mise en scène

Si l’on se fie à l’analyse précédente de la thématique de Nue propriété, on peut ainsi faire l’hypothèse qu’un des principes de la mise en scène de Joachim Lafosse consiste à rendre perceptibles, à travers différents indices, les motivations implicites des personnages: cela n’est possible en particulier que par la mise en relation des comportements présents avec d’autres situations du film, passées ou même futures. Nous comprenons par exemple facilement les véritables raisons de la dispute entre Thierry et François parce que nous les avons vus réagir précédemment de manière très différente au départ de leur mère. On peut donc faire l’hypothèse qu’un des principes essentiels de cette mise en scène est la mise en relation de séquences plus ou moins éloignées, mise en relation qui permet précisément de donner un véritable sens à des séquences qui, en elles-mêmes, peuvent paraître banales et prosaïques [3].

Dans cette perspective, l’on remarque alors facilement un procédé connexe qui est la récurrence des mêmes scènes, des mêmes situations, des mêmes motifs avec des variations plus ou moins sensibles: la répétition permet évidemment au spectateur de percevoir l’évolution de la situation et en particulier des relations entre les personnages. Ainsi, les soirées passées au salon constituent un tableau répétitif où la position changeante des personnages permet au spectateur de percevoir les changements inconscients qu’ils vivent: on voit par exemple une première fois la mère couchée sur François dans le canapé alors que Thierry est assis dans le fauteuil, puis, après le départ de Pascale, Thierry dans ce canapé avec sa petite amie sous le regard désapprobateur de François à présent assis dans le fauteuil.

Chaque séquence a sans doute sa dynamique propre — même si certaines comme les parties de ping-pong peuvent paraître particulièrement prosaïques —, mais, pour être comprise, suppose une mise en relation, qui peut être multiple et complexe, avec d’autres éléments du film, parfois à l’intérieur de la même séquence. Ainsi, Luc, l’ex-mari de Pascale, lui rend visite après qu’il a appris sa décision de vendre la maison: il vient, dit-il, récupérer sa foreuse, mais il questionne en fait Pascale sur sa décision tout en affirmant qu’il peut «encore l’aider»... Pour Luc, Pascale, qui le rabroue, apparaît alors comme fatiguée ou de mauvaise humeur, mais ce que nous savons par ailleurs des relations entre Jan et Pascale suffit à nous faire comprendre qu’elle ne veut plus de l’aide de son mari et qu’elle essaie au contraire de se dégager de ce «monde ancien» sans y parvenir à cause des déchirures que cela suscite en particulier avec ses enfants. La mauvaise humeur est bien ici le masque d’un malaise. Mais Luc désappointé va alors se diriger vers son fils François avec le même prétexte (la foreuse) et la même intention: «Si vous avez besoin d’aide...». La répétition dans la même séquence des mêmes motifs, des mêmes propos, crée ainsi une dynamique qui «creuse» — si du moins le spectateur y est sensible — la «surface» des choses en désignant la face cachée des motivations enfouies des uns et des autres. La dynamique de cette séquence révèle en particulier, à travers l’insistance de Luc, qu’il ne parvient pas non plus à se dégager de ses liens anciens (avec son ex-femme, avec ses fils ou avec... la maison).

Des procédés déjà signalés, comme les plans-séquences avec caméra fixe, peuvent s’analyser dans la même perspective. Il ne faut pas surestimer la cohérence esthétique des œuvres d’art (qui est un lieu commun de la critique) et d’autres choix cinématographiques auraient sans doute été possibles [4]. L’on comprend cependant facilement pourquoi le cinéaste a renoncé à la dynamique cinématographique des mouvements de caméra et du montage rapide de plans brefs — qui auraient isolé les personnages à l’écran — et a préféré un point de vue plus distant qui souligne au contraire les relations entre les personnages. L’unité de chaque séquence, ainsi fortement marquée, doit en même temps inciter le spectateur à mettre les séquences en relation les unes avec les autres pour comprendre les motivations enfouies des différents personnages.


1. Parler d’un système de relations ne signifie pas que le point de vue du cinéaste soit celui de la «psychologie systémique» (au sens restreint du terme) qui considère que les relations présentes entre les individus sont plus importantes pour comprendre leurs comportements que leur histoire personnelle plus ou moins enfouie. Les références psychologiques et/ou psychanalytiques du cinéaste sont sans doute multiples et relativement ouvertes.

2. Tout le film (et pas seulement la mise en scène) relève de la responsabilité de son auteur, le cinéaste, qui a choisi notamment de raconter cette histoire plutôt qu’une autre; mais il est possible de réfléchir sur l’intrigue en se situant uniquement au niveau des personnages, dans la logique de la fiction (pourquoi agissent-ils ainsi? qu’est-ce qui les motive? etc.). En revanche, dès que l’on considère la mise en scène — cadrage, montage, direction d’acteurs... —, on est obligé de s’interroger sur les choix du cinéaste.

3. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles l’analyse d’une séquence isolée d’un film «réaliste» comme Nue propriété risque de se révéler aussi difficile que peu productive.

4. Il suffit de voir le film précédent de Joachim Lafosse, Ça rend heureux, pour percevoir des choix esthétiques très différents alors que la thématique était relativement proche: même s’il est toujours possible d’expliquer et de justifier ces différences (Ça rend heureux est un film beaucoup plus «subjectif» que Nue propriété), il reste qu’une part de ces choix restera nécessairement arbitraire aux yeux des spectateurs.


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