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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Eldorado
de Bouli Lanners
Belgique, 2008, 1h30

Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Eldorado avec leurs élèves (entre quinze et dix-huit ans environ); il pourra également être consulté par des animateurs travaillant avec un large public. Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe (ou ailleurs) après la vision du film.

Premiers commentaires

Sans doute certains spectateurs peu habitués à ce genre de films proches du burlesque le trouveront-ils complètement dénué de sens, soit qu'ils éprouvent des difficultés à en interpréter certains passages (ainsi l'atterrissage soudain du chien sur le capot de la voiture stationnée sous un pont d'autoroute, le discours étrange du collectionneur de voitures accidentées…), soit qu'ils ne parviennent pas à trouver une cohérence globale à cet enchaînement d'événements improbables, soit encore qu'ils éprouvent une réelle réticence à envisager qu'au-delà de cette suite de situations saugrenues, il existe bel et bien un propos sérieux et un point de vue construit sur la société contemporaine.

De façon à dépasser ces blocages éventuels et préparer les participants aux analyses qui feront l'objet des animations suivantes, invitons-les maintenant à s'exprimer à propos du (ou des) thème(s) principal (-aux) du film. Chacun prendra la parole à tour de rôle, après une courte réflexion individuelle autour des propositions suivantes, préalablement retranscrites au tableau de la classe sans qu'il n'y ait — précisons-le dès le départ — aucune disposition d'ordre hiérarchique; chacun de ces thèmes est en effet attaché à un angle de vue particulier selon lequel on peut aborder le film: géographique, économique, social, psychologique:

  • la Wallonie
  • la crise économique
  • la marginalité sociale
  • les relations humaines
  • autre:

Chacun sera libre d'élire le thème qui lui semble le plus important, pour autant qu'il puisse justifier son choix en faisant référence à des éléments du film.

Analyse

La formule proposée devrait normalement permettre aux participants d'effectuer un premier retour sur les lieux, personnages et situations d'Eldorado. Chaque proposition de thème conduit en effet à balayer l'ensemble du film sous des angles différents, permettant à chacun d'identifier son propre rapport à l'œuvre et d'y apporter une première interprétation globale et personnelle. Ainsi, en fonction des sensibilités de chacun, Eldorado sera perçu comme un film parlant des différents thèmes suivants.

La Wallonie

Tous les films se déroulent évidemment quelque part, mais peut-on dire pour autant que ce «quelque part» en constitue l'un des thèmes? Assurément non. Dans le cas d'Eldorado cependant, le choix des décors naturels résulte d'une volonté de faire découvrir une région en en montrant les recoins vierges et méconnus tels les larges étendues plates qui composent le paysage hesbignon ou encore la forêt luxuriante des Ardennes en bordure de la frontière française; dans cette perspective, le chemin parcouru par Yvan et Didier devient donc en quelque sorte un sentier de randonnée qui invite le spectateur à découvrir les campagnes wallonnes magnifiées par les couleurs de la nature et une lumière changeante tantôt dorée, tantôt bleutée par la nuit, tantôt verdie par un ciel orageux.

On pourrait presque dire en ce sens que le film est une sorte d'hommage rendu par le réalisateur à une région qui lui tient profondément à cœur. De plus, une telle esthétique picturale donne de la Wallonie une image nouvelle, très différente de l'image sombre, terne, exsangue pourrait-on presque dire, qu'en donne généralement le cinéma belge.

La crise économique

Eldorado ne nous parle ni de chômage, ni de délocalisations, ni de licenciements massifs, ni de fermetures d'usines: aucune démonstration, aucun discours militant. Rien qui rappelle ici le cinéma engagé de réalisateurs comme Ken Loach par exemple. Pourtant, à travers les personnages et leurs (in)activités (aucun d'entre eux ne semble avoir du travail, en tous cas un travail stable; «Alain Delon» semble vivre dans son mobil home), on pressent une sorte de désert économique qui se traduit par un manque de dynamisme général. Cette atmosphère dépressive est surtout engendrée par des lieux à l'abandon — le grand entrepôt complètement vide où le collectionneur de vieilles voitures reçoit Yvan et Didier, le village de vacances où les deux compagnons échouent après l'accident, la petite station-service où Yvan et Didier attendent en vain que la vendeuse vienne encaisser son dû, la voie ferrée désaffectée que coupe leur voiture après la visite chez les parents de Didier, leur jardin retourné à l'état sauvage… — et des objets «finis» (tous les vieux électroménagers bons pour la casse qui encombrent la remise du collectionneur de voitures, ces voitures elles-mêmes, accidentées et recouvertes de bâches, la Chevrolet d'Yvan qui n'est même plus «état concours»…).

Prises isolément, aucune de ces situations ne peut être interprétée comme un signe de crise économique. Par contre, dès lors qu'on les met en relation, elle compose un ensemble qui n'a finalement aucune contrepartie dans le film, instaurant un climat général de désespérance qui met en évidence l'aspect sinistré de toute une région.

La marginalité sociale

Comment trouver sa place dans un tel espace économiquement déserté? C'est un peu la question que pose indirectement le film de Bouli Lanners, en prenant le parti de s'attacher exclusivement à des personnages marginaux dont le point commun est d'avoir perdu toute attache avec la société, même dans ses unités les plus petites (la famille et le couple).

C'est ainsi le cas d'Yvan, de Didier, d'«Alain Delon», du collectionneur de voitures ou encore, dans une moindre mesure, des parents de Didier qui vivent toujours sous le même toit mais paraissent s'être repliés définitivement à l'intérieur de deux bulles séparées. Alors qu'Yvan semble avoir gardé un minimum de contacts épisodiques — avec le personnel du garage où il cherche à revendre les épaves récupérées aux Etats-Unis mais non, par exemple, avec ses voisins, dont il ignore qu'ils possèdent tous un chien, ou simplement des copains de bistrot (après avoir déposé Didier à un carrefour, il s'arrête dans un snack anonyme pour y prendre seul un café) —, les trois autres personnages principaux du film semblent être arrivés à un point extrême, celui de perdre leur identité profonde et le sens même de la réalité: même s'il essaye de s'en sortir, Didier s'est réfugié dans un univers de substitution (celui de la drogue) et il se présente à Yvan sous la fausse identité de «Elie»; quant au collectionneur de voitures, il s'est inventé un don paranormal de voyance: parfois, quand il touche, il voit…; enfin, le conducteur du mobil home qui porte secours à Yvan et Didier quand leur voiture est suspendue au bord du vide s'est fabriqué un personnage plus singulier encore: sortant de son véhicule complètement nu et sans aucune gêne, il s'engage avec assurance vers les deux hommes sans remarquer leur accoutrement et il leur serre la main en se présentant comme «Alain Delon». Toutes ces situations et comportements en rupture évoquent donc la perte des repères qui caractérise le décrochage social engendré par un monde désormais coupé en deux entre les «winners» et les «loosers».

La solitude affective

Au cœur du film, les relations humaines permettent d'entrer dans l'intimité des protagonistes et dans leur histoire, même si cette histoire n'est jamais qu'effleurée (dans le cas d'Yvan) ou simplement suggérée (dans le cas de Didier). Dans le jardin des parents de Didier qu'ils sont en train de bêcher, Yvan invite son compagnon terrassé par une crise de manque à faire un effort pour sa mère, qui est en train de les regarder par la fenêtre. Il doit y arriver car après, il sera trop tard… Il lui confie que lui-même n'a jamais rien fait pour sa famille et qu'il le regrette parce que maintenant ils sont tous morts y compris son jeune frère, décédé d'une overdose pendant que lui-même se trouvait aux États-Unis.

À ce moment-là, le spectateur ressent combien sa famille manque à Yvan et à quel point il éprouve de la nostalgie pour son enfance, une période restée idyllique dans sa mémoire comme le montre la courte séquence qui suit cet échange; sur un fond musical profondément mélancolique, un lent travelling latéral introduit un flash back: tournées avec une caméra super 8, les images anciennes montrent deux gamins — probablement Yvan et son frère — insouciants et torse nu en train de s'ébattre en riant en pleine nature. Cette enfance idéalisée tranche avec celle qu'on devine avoir été celle de Didier, éduqué par une mère manifestement passive et un père qu'on imagine volontiers terrifiant aux hurlements incontrôlés dont il accable son fils, pourtant revenu vers eux pour redémarrer du bon pied dans la vie.

Eldorado réussit ainsi à évoquer avec pudeur la détresse humaine et la terrible solitude de l'individu en manque de liens, sans jamais montrer de personnages visiblement désespérés et sans lourde référence à leur passé. Cet éclairage discret sur l'histoire des personnages principaux nous permet par ailleurs de comprendre leur comportement: si Yvan prend l'initiative de conduire Didier chez ses parents, c'est sans doute en partie parce qu'il décèle chez lui une destinée commune à celle de son frère décédé d'une overdose, un peu comme si, en lui apportant l'aide qu'il n'a pas eu le temps (ou l'envie, l'opportunité…) de donner à son frère, il réparait une faute. Devenu définitivement indésirable chez ses parents, Didier, lui, prend la décision de retourner en ville. Cette décision porte à croire que la douleur (physique, comme il s'en plaignait dans le jardin, mais aussi morale, suite au rejet des siens) est devenue insupportable au point de rechercher à nouveau une forme d'anesthésie dans la consommation d'héroïne.

Mais l'importance des contacts et des échanges sur le plan affectif se traduit aussi d'une autre façon. Ainsi le collectionneur de vieilles américaines insiste pour aider Yvan qui a besoin d'une nouvelle Durit. Il n'hésite pas pour cela à rebrousser chemin et à parcourir en sens inverse les quinze kilomètres qui le séparent de chez lui pour consacrer à ses hôtes inespérés tout le restant de la journée. En réalité, le remplacement de la Durit est surtout prétexte pour passer du temps avec eux: il leur fait visiter l'entrepôt, leur parle des voitures accidentées qu'il collectionne, les invite à boire du scotch, tente de s'immiscer dans leur histoire intime simplement en les touchant…

C'est avec le même empressement qu'«Alain Delon» prend leur problème en charge: il contacte un paysan pour déplacer la voiture et la tracter jusqu'à la route, les installe autour de sa table de camping pour leur indiquer le chemin sur une carte… Quant au fermier resté jusque-là à l'écart, il prend congé en étreignant longuement Didier qu'il ne connaît pourtant pas et qui, de plus, est resté silencieux jusque-là. Enfin, comment ne pas être touché par la souffrance muette et impassible de la mère de Didier: alors que des hurlements et des éclats de voix parviennent à la cuisine où elle restée seule avec Yvan, cette femme pourtant réservée lui saisit les mains comme pour s'accrocher à cet inconnu sur qui elle fixe un regard embué de larmes contenues. En somme, toutes ces attitudes traduisent au-delà des mots l'importance des contacts humains dans l'épanouissement personnel.


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