Medias
Journal & grilles Appli mobile Newsletters Galeries photos
Medias
Journal des Grignoux en PDF + archives Chargez notre appli mobile S’inscrire à nos newsletters Nos galeries photos
Fermer la page

Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Liberté
de Tony Gatlif
France, 2010, 1h51

Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse notamment aux enseignants du secondaire qui verront le film Liberté avec leurs élèves (entre treize et dix-huit ans environ). Il retiendra également l'attention des animateurs en éducation permanente qui souhaiteraient aborder ce film et ses principaux thèmes avec un large public.

La seconde partie du dossier, dont un extrait est reproduit ci-dessous, revient en particulier sur le contexte historique où s'inscrit ce film et qui est resté méconnu pratiquement jusque dans les années 1990.

Les Tsiganes pendant la Deuxième Guerre mondiale

Le film de Tony Gatlif Liberté évoque la situation d'un petit groupe de nomades confronté à la violence de l'occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale en France mais également du gouvernement de Vichy responsable des camps d'internement sur le territoire national. L'on comprend facilement que l'histoire de ces personnages doit être replacée dans le contexte plus général des persécutions des Tsiganes par les nazis: le film est clairement une dénonciation de cette politique barbare mais traduit également une volonté de mémoire à l'égard des victimes de ces persécutions qui sont restées longtemps oubliées et négligées.

Ce contexte historique a en fait été peu étudié jusque dans les années 1990, et des pages entières comme l'enfermement des Tsiganes dans des camps sur le sol français sous contrôle des autorités de Vichy n'ont été révélées que tardivement par des militants de la cause tsigane[1]. Dans le champ de la recherche historique, le génocide des Juifs par son horreur absolue a sans doute fait négliger la spécificité des crimes à l'encontre des Tsiganes; des préjugés persistants ont également pu jouer un certain rôle: ce n'est donc que tardivement que cet aspect précis de la politique nazie a été reconstitué dans sa logique mais également avec ses incohérences[2].

Au-delà d'images sommaires, même si elles sont vraies, il faut en effet reconstituer une histoire ‹ tragique ‹ qui ne fut pas aussi simple ni aussi linéaire qu'on pourrait le croire. C'est donc à un tel travail d'analyse (avec recueil de faits mais également interprétation) de la complexité d'un fait historique comme la persécution des Tsiganes par les nazis que l'on souhaite à présent procéder avec les spectateurs du film Liberté.

Pratiquement

Il paraît peu judicieux de lancer les participants, jeunes ou moins jeunes, dans une recherche historique (au sens large) sur la persécution des Tsiganes par les nazis, car Internet, l'outil qui est le plus accessible et qui serait dans ce cas le plus utilisé, propose beaucoup trop d'informations de seconde main, approximatives, datées, parfois contestables ou polémiques. Il a dès lors paru plus pertinent de proposer une synthèse des travaux historiques les plus récents et les plus complets sur deux aspects essentiels du sort des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, à savoir:

  • la politique nazie à l'égard des Tsiganes retracée dans l'ouvrage de Guenter Lewy, La persécution des Tsiganes par les nazis, Paris, Les Belles Lettres, 2003 (traduction de l'ouvrage américain paru en 2000);
  • la politique spécifique menée en France occupée à l'encontre des Tsiganes, décrite dans l'ouvrage d'Emmanuel Filhol et Marie-Christine Hubert, Les Tsiganes en France: un sort à part (1939-1946). Paris, Librairie Académique Perrin, 2009.

On ajoutera à ces deux ouvrages une brève synthèse sur le convoi Z (comme Zigeuner) parti de la caserne Dossin à Malines le 15 janvier 1944 à destination d'Auschwitz, convoi auquel fait allusion le générique du film Liberté.

Les deux ouvrages cités ne doivent sans doute pas être considérés comme traduisant la «Vérité» (qui est toujours en histoire une reconstruction nécessairement partielle et approximative), mais ils sont le résultat d'une véritable recherche documentaire, citent leurs sources de première main et s'attachent à reconstituer la complexité mais également l'enchaînement des faits en cause. Même si certains éléments peuvent être nuancés, et certaines interprétations contestées, ces ouvrages nous paraissent pédagogiquement plus pertinents à consulter[3] que des textes sommaires souvent mal vulgarisés.

L'on suggère donc de soumettre ces trois résumés [seul le premier de ces résumés est reproduit sur cette page web] aux participants, éventuellement en les répartissant en trois groupes. Il s'agira bien sûr de prendre connaissance des informations contenues dans ces textes, mais l'on demandera également de comparer ces informations au film de Tony Gatlif: quels éléments historiques retrouve-t-on dans le film? Quels sont ceux qu'on n'y retrouve pas? Et y a-t-il éventuellement des contradictions entre les deux?

Sans préjuger des observations des uns et des autres, on peut remarquer que Tony Gatlif évoque essentiellement la situation en France, en montrant notamment le carnet anthropométrique, l'assignation à résidence imposée aux nomades, l'internement dans des camps misérablesŠ Il y a également dans le film une certaine dramatisation, notamment à la fin où le petit groupe est raflé par les gendarmes et les soldats allemands, et où Taloche est finalement abattu. Parallèlement à cela, l'institutrice du village est également arrêtée et torturée par les Allemands. La fiction cinématographique privilégie ainsi souvent la tension dramatique (notamment pour maintenir l'intérêt des spectateurs), mais de tels faits dramatiques (comme la mort de Taloche), qui ont pu effectivement arriver, sont restés relativement rares sinon exceptionnels ‹ on ne peut pas parler de meurtres de masse dans le cas des Tsiganes français ‹, et ils ne doivent pas masquer la réalité la plus importante, l'internement auquel la majorité des Tsiganes français a d'ailleurs échappé mais qui s'est prolongé pour nombre d'entre eux au-delà de l'occupation.

On soulignera également la différence de situations selon les pays, entre notamment la France et l'Allemagne où une grande partie de la population tsigane fut effectivement déportée puis exterminée.


1. Il faut rendre hommage à l'ouvrage précurseur de Jacques Sigot qui, sur base de nombreux témoignages, a retracé l'histoire du camp de Montreuil-Bellay, le plus important de ces camps d'internement situé dans la région de Poitiers et dont l'existence avait pourtant été complètement effacée (Jacques Sigot, Ces barbelés que découvre l'histoire. Un camp pour les TsiganesŠ et les autres. Châteauneuf-les-Martigues, Wallâda, 1994, rééd. 2010).

2. Les travaux historiques les plus importants, qui ont renouvelé cette question, sont ceux de Michael Zimmermann, professeur à l'Université de Bochum, auteur en particulier en 1996 de Rassenutopie und Genozid: Die nationalsozialistische "Lösung der Zigeunerfrage". Malheureusement, cet ouvrage n'a pas encore été traduit en français. L'ouvrage Destins gitans de Donald Kenrick et Grattan Puxon, publié une première fois en 1972 et plusieurs fois réédité, est trop approximatif, sinon inexact sur plusieurs points.

3. L'idéal serait évidemment que les participants lisent ces ouvrages en entier pour bien prendre conscience des exigences du travail historique. Dans la plupart des cas, ce ne sera sans doute pas possible, et c'est pourquoi nous avons préféré la formule d'un résumé, sans doute imparfait mais plus accessible.

 

La persécution des Tsiganes par les nazis par Guenter Lewy

Dès avant l'arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne en 1933, l'hostilité à l'égard des Tsiganes était grande dans le pays. Comme dans d'autres pays d'Europe, le développement de la société industrielle avait en effet privé nombre de Tsiganes de leurs moyens d'existence traditionnels de marchands et d'artisans ambulants, passant de village en village, et beaucoup d'entre eux dépendaient dès lors de l'assistance locale. Une réputation de pauvreté, de mendicité et de vol leur était également largement attachée.

Dès la fin du 19e siècle, les différents États allemands ont institué des systèmes de contrôle des nomades ainsi que des réglementations tatillonnes pour limiter leurs déplacements, tout en prévoyant l'expulsion des Tsiganes étrangers. On remarquera que ces mesures répressives visaient les itinérants en tant que tels et non les Tsiganes comme «race» ou comme ethnie. Une partie des Tsiganes était en effet sédentarisée (et n'était donc pas concernée par ces mesures), alors que d'autres populations nomades comme les Jenische, d'extraction locale et surnommés erronément[1] les Tsiganes blancs (parce que clairs de peau) continuaient à voyager.

Les nazis au pouvoir

En 1933 en Allemagne, la petite communauté tsigane d'environ 26.000 personnes ne préoccupait pas beaucoup les dirigeants nazis qui étaient en revanche obsédés par la communauté juive d'environ 525.000 individus, considérés comme un danger mortel pour l'Allemagne. Trois grands axes vont alors caractériser la politique à l'encontre des Tsiganes dans la période entre la prise du pouvoir par les nazis et l'entrée en guerre en septembre 1939.

Les mesures de harcèlement vont d'abord s'intensifier à l'égard des nomades. D'une part, les Tsiganes étrangers furent systématiquement refoulés (s'ils tentaient d'entrer en Allemagne) ou expulsés. Par ailleurs, la répression policière de tous les comportements «asociaux» ‹ vagabondage, mendicité, refus du travailŠ ‹ va s'accroître et frapper notamment les Tsiganes, qui feront l'objet de plusieurs rafles, d'admonestations et dans certains cas d'un emprisonnement de quelques jours. Plus significativement, la pression à l'encontre des Tsiganes procéda de la population elle-même et des autorités locales qui, en plusieurs endroits, regroupèrent de force dans des camps aux abords des villes les nomades (avec leurs caravanes) mais aussi ceux qui bénéficiaient d'allocations de subsistance: ces camps n'étaient pas nécessairement fermés, et il s'agissait essentiellement d'éloigner des centres des villes des individus jugés misérables et indésirables. La plupart des Tsiganes sédentaires n'étaient cependant pas concernés par ces mesures et continuaient à vivre dans leurs logements privés.

Outre les comportements «asociaux», le nouveau gouvernement nazi s'est préoccupé particulièrement de la prévention de la criminalité et a notamment autorisé des mesures de «détention préventive illimitée» (en dehors de tout jugement), la police envoyant en camps de concentration (comme Dachau) d'abord des «criminels récidivistes», puis des vagabonds, des prostituées, des ivrognes et de simples inactifs. Tous les Tsiganes furent alors suspectés à cause de leur supposée «hérédité» d'être des «asociaux» et des criminels potentiels, et visés en tant que groupe par ces mesures. En 1939, 10.000 individus réputés asociaux, dont de nombreux Tsiganes, se trouvaient dans des camps de concentration, contraints à un travail forcé qui fit de nombreuses victimes. On remarquera que ces Tsiganes furent arrêtés, non pas par la police politique (la Gestapo) mais bien par la police criminelle (la Kripo) sous prétexte de lutter contre la criminalité alors qu'il s'agissait le plus souvent de personnes qu'on pouvait tout au plus considérer comme «asociales». Certaines d'entre elles furent libérées au bout de quelques mois mais d'autres restèrent enfermées plusieurs années ou même sont mortes dans ces camps, victimes notamment des brutalités des gardiens.

D'autres institutions sous influence nazie vont par ailleurs développer une politique proprement raciale à l'égard des Tsiganes: la «race» allemande était supposée menacée par différentes formes de dégénérescence incarnées entre autres par les handicapés mentaux, les porteurs de maladies congénitales et certaines personnes perçues comme inférieures ou inaptes (alcooliques, asociauxŠ), dont le comportement était supposé le résultat de tares héréditaires. Médecins et hygiénistes proposèrent alors la stérilisation forcée de toutes ces personnes et même l'euthanasie dans les cas jugés les plus graves comme les handicapés mentaux. Ainsi, de 1933 à 1939, environ 300.000 personnes furent stérilisées dont un certain nombre de Tsiganes (500 personnes selon une estimation). Avec le déclenchement de la guerre, c'est finalement tout un programme d'euthanasie qui se mettra en place, frappant principalement les handicapés.

En outre, la haine raciale, dont les Juifs étaient la cible principale, va s'étendre aux Tsiganes touchés eux aussi par les lois de Nuremberg de 1935 visant à préserver la «pureté du sang allemand», interdisant les mariages mixtes et privant les Juifs comme les Tsiganes de leur nationalité allemande et donc du droit de vote. Un institut spécialisé, Rassenhygienische und bevölkerungsbiologische Forschungsstelle (Institut de recherche pour l'hygiène raciale et la biologie de la population) s'attachera dans le même temps à définir une «race» tsigane et à déterminer quels individus précis étaient supposés en faire partie, dans la mesure notamment où beaucoup de Tsiganes étaient sédentaires et où la plupart d'entre eux étaient chrétiens (catholiques ou protestants). En se basant sur la généalogie et les registres paroissiaux, cet Institut retracera ainsi un grand nombre de lignées familiales comprenant alors des Tsiganes sédentaires et largement intégrés à la société allemande.

La Seconde Guerre mondiale

Avec l'entrée en guerre d'abord contre la Pologne en septembre 1939, puis contre la France et la Grande-Bretagne en mai 1940, les autorités nazies échafaudèrent de grands plans pour débarrasser l'Allemagne de tous les indésirables, les Juifs d'abord, les Tsiganes ensuite, en les expulsant vers les pays nouvellement conquis, la Pologne plus précisément. Au préalable, on renforça le contrôle policier des Tsiganes en leur imposant de ne pas quitter leur résidence sous peine d'être envoyés en camps de concentration. L'expulsion commença un peu plus tard en mai 1940 avec un premier convoi de 2.500 personnes arrêtées par la police criminelle dans les grandes villes allemandes. D'autres déportations étaient prévues, visant à expulser 30.000 Tsiganes, mais ce plan général fut suspendu par Himmler (chef de la SS et de toutes les polices) à l'été 1940 à cause des difficultés causées par les transferts de population ‹ Juifs, Polonais, «Allemands de souche»[2]Š ‹ sur le territoire polonais. Les 2.500 personnes déportées se retrouvèrent d'abord enfermées dans des camps ou des ghettos misérables et soumises au travail forcé, mais la surveillance se relâcha, et beaucoup cherchèrent du travail dans les environs; un petit nombre essaya de retourner en Allemagne malgré l'interdiction formelle des autorités.

Des mesures plus sévères frappèrent par ailleurs les Tsiganes restés en Allemagne, mesures qui étaient souvent réclamées par les autorités locales exigeant par exemple que les enfants tsiganes soient retirés des écoles. Les adultes quant à eux furent en grand nombre soumis au travail obligatoire, soit en continuant à résider chez eux soit étant enfermés dans des camps. Mais le statut des Tsiganes restait flou, et les jeunes adultes continuèrent à être enrôlés dans l'armée allemande jusqu'à ce que les autorités décident progressivement de les en exclure.

L'Autriche, annexée à l'Allemagne en 1938, prit également des mesures restrictives à l'égard des Tsiganes dont un certain nombre furent enfermés dans des camps de travail. Les nazis locaux poussaient cependant à l'expulsion de ces indésirables, et ils parvinrent à procéder fin 1941 à la déportation de 5.000 Tsiganes, mais aussi de 20.000 Juifs, vers le ghetto de Litzmannstadt (aujourd'hui ód) en Pologne: les conditions de vie dans ce ghetto misérable, surpeuplé et totalement fermé (dont une partie était réservée aux Tsiganes, l'essentiel étant occupé par des Juifs déportés) entraînèrent une mortalité importante à cause de la malnutrition et des maladies. Une épidémie de typhus se déclara en particulier en décembre 1941, ce qui poussa les nazis aux mesures les plus radicales, à savoir l'élimination physique des internés: à ce moment (à partir du 8 décembre 1941), l'extermination des Juifs par l'utilisation de camions à gaz[3] avait commencé au camp de Chelmno (Kulmhof en allemand) où furent alors emmenés à leur tour les 4.400 Tsiganes survivants du ghetto en janvier 42.

L'invasion de l'URSS et la guerre à l'Est

En juin 41, Hitler décide d'envahir l'URSS (la Russie actuelle) qu'il considère comme le centre du «judéo-bolchevisme» vis-à-vis duquel il entend mener une guerre sans merci. C'est ainsi notamment que la progression des troupes allemandes est accompagnée de commandos spéciaux, les Einsatzgruppen, chargés d'éliminer les cadres communistes mais également les Juifs, les Tsiganes et«toute personne qui mettrait la sécurité en danger». Ces massacres de grande ampleur toucheront principalement les Juifs appelés à se rassembler à l'extérieur des villes et des villages, puis abattus à l'arme à feu par vagues successives au bord de fosses communes rapidement creusées. D'abord limités aux hommes adultes, ces meurtres s'étendront rapidement aux femmes, aux enfants et aux vieillards. 900.000 personnes environ ont ainsi été assassinées, principalement entre juin 41 et le début de 1942, quand les nazis commencèrent à utiliser d'autres moyens de mise à mort, les chambres à gaz.

Les Tsiganes, hommes, femmes ou enfants, considérés comme des «espions», furent également victimes en grand nombre[4] de ces exécutions dont le motif réel était racial: dans leurs rapports, les Einsatzgruppen n'indiquaient aucune raison particulière pour l'assassinat des Juifs ou des Tsiganes alors qu'ils signalaient des motifs comme sabotage ou appartenance à des groupes de partisans pour les Russes qu'ils exécutaient. Une large autonomie était cependant laissée aux exécuteurs dans les territoires occupés à l'Est, et les Tsiganes itinérants furent sans doute les principales victimes alors que les sédentaires, moins visibles, avaient sans doute quelques chances de survivre.

Dans d'autres pays occupés, la situation des Tsiganes fut tout aussi dramatique. En Serbie en particulier, l'armée allemande fut très tôt confrontée à une insurrection de partisans, à laquelle elle réagit par l'exécution massive d'otages: pour chaque soldat allemand tué, des dizaines ou même une centaine d'otages devaient être abattus en guise de représailles. Ces otages (essentiellement des hommes adultes) furent alors arrêtés principalement parmi la population juive et tsigane, et à l'automne 41, plus de 11.000 personnes furent ainsi exécutées (dont vraisemblablement un millier de Tsiganes).

Auschwitz

Jusqu'à la fin 42, la situation de la majorité des Tsiganes allemands restés dans le Reich était certes difficile, soumise à différentes restrictions et dans certains cas au travail forcé, mais ils n'étaient pas encore physiquement menacés. En décembre 42 cependant, Himmler promulgua un décret visant à déporter les Tsiganes allemands: tous les Tsiganes n'étaient pas visés par ces mesures de déportation, mais les critères étaient relativement flous (étaient ainsi exemptés les Tsiganes Sinti et Larreli de «race pure», supposés moins corrompus que les Mischlinge ou métis, ou encore les «Tsiganes socialement adaptés qui avaient un emploi régulier et une résidence stable»), ce qui laissait aux responsables locaux de la police criminelle une grande latitude dans le choix des arrestations. À partir de mars 1943, 13000 Tsiganes[5] furent ainsi arrêtés et déportés au camp d'Auschwitz: parmi eux un grand nombre d'enfants que la police alla même chercher dans les homes. Leurs biens furent par ailleurs confisqués, et les déportés se retrouvèrent enfermés dans une partie du camp d'Auschwitz (appelé le «camp des familles») dans des conditions effroyables.

Ils y furent rejoints par 4.500 Tsiganes déportés de l'ancienne Tchécoslovaquie (devenue sous régime nazi le protectorat de Bohême-Moravie), 1.300 Tsiganes polonais et un petit nombre de Tsiganes d'autres pays européens. Tous y furent victimes de malnutrition, de maladie et des mauvais traitements infligés par les gardiens, et la mortalité était très élevée. Un des aspects les plus sombres de cet internement est par ailleurs constitué par les expériences pseudo-médicales que le docteur Mengele mena sur des Tsiganes, en particulier des enfants et des jumeaux. Un de ses collègues, le docteur Clauberg, procéda quant à lui à la stérilisation brutale de plusieurs milliers de femmes juives et tsiganes.

La déportation des Tsiganes vers Auschwitz n'avait pas pour objectif leur assassinat immédiat (comme c'était le cas pour les Juifs dont la majorité était immédiatement conduite dans les chambres à gaz, seule une minorité étant retenue pour le travail), mais le résultat sera, pour eux aussi, le meurtre de masse. Un premier gazage interviendra en mars 43 suite à une épidémie de typhus qui ravage le camp des familles: plus de 1.000 Tsiganes malades ou soupçonnés d'être contaminés sont alors assassinés. D'autres malades seront gazés par petits groupes ultérieurement. Au printemps 44, à cause de la pénurie de main-d'œuvre en Allemagne, des Tsiganes jugés aptes au travail sont extraits d'Auschwitz et renvoyés vers des camps de concentration (et les usines attenantes) en Allemagne. Finalement, au début août, il ne reste plus que 2.898 détenus au camp des familles, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards. La décision est alors prise (sans doute par le chef du camp) de gazer ces survivants.

Au final, sur un total de presque 23.000 Tsiganes déportés à Auschwitz, «plus de 5.600 périrent dans les chambres à gaz et plus de 3.500 furent déplacés vers d'autres camps. On arrive donc à un chiffre proche de 14.000 personnes qui moururent dans le camp tsigane, de maladie, des expériences médicales, de mauvais traitements ou assassinées par les gardiens. Globalement, au moins 85% des Tsiganes envoyés à Auschwitz y moururent à cause leur incarcération.»

Un nombre important de Tsiganes se retrouva par ailleurs dans les autres camps de concentration comme Dachau, Buchenwald, Ravensbrück ou Mauthausen: environ 5.000 personnes furent ainsi emprisonnées pour des périodes plus ou moins longues. Ces camps n'étaient pas seulement destinés à enfermer ces individus déclarés «asociaux» mais visaient également à exploiter leur force de travail jusqu'à l'épuisement total. La mortalité des détenus (Tsiganes ou non) y était donc particulièrement importante, bien qu'il soit difficile de faire le décompte précis des victimes tsiganes, mêlées aux autres détenus (politiques, de droit commun, juifs, autres «asociaux»Š).

Enfin, si des Tsiganes allemands (relativement nombreux) échappèrent à la déportation, ils furent soumis à une menace constante d'emprisonnement en camp de concentration. En outre, beaucoup furent poussés à se soumettre à une stérilisation faussement volontaire (s'ils refusaient, la police criminelle menaçait de les envoyer en camp de concentration). Le nombre exact des personnes victimes de ces mesures n'est pas connu.

Conclusion

La politique de persécution nazie à l'encontre des Tsiganes n'est pas le résultat d'un plan d'ensemble de déportation et d'extermination comme celui élaboré lors de la conférence de Wannsee en janvier 42: à ce moment, les dirigeants nazis mettent au point la « solution finale de la question juive » par la déportation et l'extermination de tous les Juifs d'Allemagne et d'Europe occupée. Les Tsiganes furent en revanche l'objet de mesures partielles souvent élaborées à l'échelon local, régional ou même national, bien que ces mesures aboutirent de fait à des massacres de masse, perpétrés en particulier à Chelmno, à Auschwitz et par les Einsatzgruppen. Si le racisme joua un rôle essentiel dans cette politique, la dimension « asociale » des Tsiganes eut une grande importance notamment dans les arrestations opérées par la police criminelle, l'adaptation sociale permettant à nombre d'entre eux d'échapper à la catégorisation raciale et à l'internement ou à la déportation.

Enfin, l'hostilité à l'égard des Tsiganes a perduré au-delà de la guerre, les rescapés ayant alors beaucoup de mal à faire reconnaître par les autorités allemandes les crimes et les exactions dont ils avaient été l'objet. Ainsi, on considérait que nombre de mesures nazies n'étaient pas de nature raciale mais avaient seulement visé des comportements «asociaux» et n'étaient donc pas condamnables. Ce n'est que dans les années 1960 et 70 que le caractère discriminatoire des mesures nazies à l'encontre des Tsiganes fut finalement reconnu.

C'est également à cette époque que naquirent plusieurs mouvements pour défendre les droits des Tsiganes au niveau international et national, en particulier en Allemagne (Conseil central des Sinti et Roms allemands ou Zentralrat deutscher Sinti und Roma). Ils contribuèrent à la reconnaissance des souffrances endurées par les Tsiganes pendant la période nazie.


1. L'origine des Jenische est controversée, mais la langue Yéniche (selon la graphie française) est dérivée de l'allemand et ne peut pas être confondue avec le romani parlé par les Tsiganes.

2. Les Volkdeutsche étaient des personnes d'origine allemande, parlant généralement l'allemand (ou un dialecte) mais habitant dans d'autres pays que l'Allemagne suite à des migrations ou au redécoupage des frontières. Les nazis feront de ces populations un enjeu politique en exigeant leur réintégration dans une Allemagne élargie. Les nazis procédèrent en Pologne occupée à des transferts massifs de population visant à vider certaines régions de leurs habitants Polonais pour les remplacer par des «Allemands de souche».

3. Il s'agissait de camions dont le compartiment arrière était hermétiquement clos et relié à la sortie des gaz d'échappement. Trente à quarante personnes y étaient enfermées à la fois puis asphyxiées. Les corps étaient ensuite enterrés dans des fosses communes dans une forêt avoisinante. Ce centre d'extermination fonctionna jusqu'en mars 1943. Il fut remis en service de juin à août 1944.

4. On n'a pas d'estimation précise du nombre de Tsiganes assassinés par les Einsatzgruppen.

5. Sur ce point, Guenter Lewy s'oppose aux estimations d'autres historiens qui affirmaient que la très grande majorité des Tsiganes allemands a été déportée. Les registres officiels d'Auschwitz comptabilisent 13.080 Tsiganes du Reich amenés en plusieurs convois. Il se peut que ces registres (très abîmés) sous-estiment le nombre de Tsiganes, mais, même en tenant compte de ce fait, Guenter Lewy pense qu'environ 15.000 Tsiganes allemands ou autrichiens (sur un total de plus de 28.000) ont échappé aux déportations de mars 43. Cette réévaluation du nombre de déportés, précise-t-il, «n'influe pas sur la criminalité et l'absolue perversion des actes des nazis qui menèrent à l'éradication et à la mort de milliers de Tsiganes».

*

Les Tsiganes en France: un sort à part (1939-1946)
par Emmanuel Filhol et Marie-Christine Hubert

[...]

*

Le convoi Z

Entre le 4 août 1942 et le 31 juillet 1944, 24 916 Juifs résidant en Belgique sont déportés en 28 convois au départ de la caserne Dossin à Malines et à destination d'Auschwitz. À leur arrivée, les deux tiers des déportés sont aussitôt gazés; le tiers restant, essentiellement des hommes jeunes et relativement vigoureux, sont retenus pour le travail forcé, bien que la plupart d'entre eux mourront d'épuisement et de mauvais traitement dans les mois ou les années suivants.

À ces convois s'ajoute un convoi appelé Z (comme Zigeuner en allemand) qui part également de Malines avec 351 Tsiganes, hommes, femmes et enfants, (dont 145 Français et 105 Belges) qui, à leur arrivée à Auschwitz, seront enfermés dans la partie du camp appelé le «camp des familles». Leur sort sera tragique.

[...]


Liberté de Tony Gatlif


Tous les dossiers - Choisir un autre dossier