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Extrait du dossier réalisé par les Grignoux
et consacré au film
38 témoins
de Lucas Belvaux
France/Belgique, 2012, 1h44
avec Yvan Attal, Sophie Quinton, Nicole Garcia

Le dossier pédagogique consacré à 38 témoins de Lucas Belvaux s'adresse notamment aux enseignants qui verront ce film avec un large public d'adolescents et qui souhaiteraient approfondir avec ces jeunes spectateurs les thèmes du film, en particulier le conflit moral vécu par son personnage principal. Dans l'extrait repris ci-dessous, l'on revient plus particulièrement sur certaines caractéristiques esthétiques de ce film.

Le film

Le jour se lève sur le Havre. Alors que d'énormes cargos sont guidés jusqu'au port par de minuscules remorqueurs, le corps d'une femme est retrouvé sans vie, baignant dans son sang, au rez-de-chaussée d'un immeuble du centre ville. Le voisinage est passé au peigne fin par la police qui recherche d'éventuels témoignages parmi les habitants d'un immeuble dont les fenêtres offrent une vue plongeante sur la scène du crime.

photoMais sur 38 témoins potentiels, très peu disent avoir vu ou entendu quelque chose : la plupart d'entre eux dormaient, d'autres ont cru à une dispute d'ivrognes ou d'amoureux, un autre encore a crié par la fenêtre : « C'est pas bientôt fini ce bordel ! ». Aucun d'entre eux n'a pris la peine d'appeler la police pour témoigner de ce qui se passait et, peut-être, permettre à du secours de sauver la vie de la jeune femme.

Parmi ces témoins se trouve Pierre, pilote pour les cargos qui entrent au port. Cette nuit-là, Pierre a vu et surtout entendu le meurtre : des cris inhumains, déchirants qui l'ont tiré de son sommeil. Lorsque son épouse, Louise, rentre d'un séjour professionnel à l'étranger, elle apprend le triste événement par un policier qui cherche des témoins parmi les habitants de l'immeuble. Dans un premier temps, Pierre ment à sa femme sur sa présence dans leur appartement la nuit du crime mais il est rattrapé par sa culpabilité et finit par tout lui avouer : les cris déchirants qui l'ont tiré de son sommeil et surtout son incapacité à réagir. Ce premier aveu ne le soulage pourtant pas. Stoïque, il livre alors son témoignage à la police en précisant qu'aucun habitant de l'immeuble n'a pu ignorer que quelque chose d'atroce se passait sous ses fenêtres. Pierre brise ainsi la loi du silence qui unissait tous ses voisins et les oblige, ainsi que son épouse, à faire face à leur insoutenable vérité. Cette intransigeance morale aura un prix : celui de son confort psychologique et matériel, de son couple et de son avenir dans la société.

L'aveu relance aussi la machine judiciaire. Tous les habitants seront réinterrogés par les enquêteurs, cette fois sans plus pouvoir se retrancher derrière une quelconque forme de présomption d'innocence. Un policier, écœuré par l'attitude du procureur qui souhaite garder secrets ces 38 témoignages pour éviter un « Hiroshima médiatique et le lynchage des témoins », divulgue l'affaire à une journaliste locale, elle aussi à la recherche de la vérité. Une fois l'affaire rendue publique par un article intitulé « La Honte », une reconstitution est organisée en présence des témoins : les plus coriaces demandent pitié pour que cessent les cris horribles qui transpercent tout : murs, fenêtres, consciences. Louise quitte son mari, ne pouvant plus nier le caractère révoltant du comportement apathique de Pierre face à une telle détresse après avoir perçu elle-même l'intensité des cris de la victime.

Le film 38 témoins de Lucas Belvaux est librement adapté du roman de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ? (paru aux Editions Grasset & Fasquelle en 2009, également disponible en format poche), lui-même inspiré d'un fait divers survenu dans un quartier du Queens à New York en 1964. Contrairement au roman, le film ne se focalise pas sur le récit du meurtre ni sur l'intrigue policière mais s'attache aux conséquences possibles d'un tel silence sur les vies des protagonistes. Pour Lucas Belvaux, « c'est la spécificité de l'histoire, la présence des 38 témoins qui n'ont rien fait, qui n'ont même pas pris la peine d'appeler la police alors que ça ne les mettait absolument pas en danger, qui m'a intéressé. Plus que la question « pourquoi ils n'ont rien fait ? », à laquelle je n'ai aucune réponse, c'est la question de l'après qui m'intéressait. À la fois d'un point de vue individuel et d'un point de vue collectif. »

Après les films Rapt et La Raison du plus faible, Lucas Belvaux adapte pour la troisième fois un fait divers pour le grand écran. Cette fois, à travers le regard absent de ces 38 témoins, Lucas Belvaux demande au spectateur de juger la société à laquelle il prend part.

Destination

Le film 38 témoins s'adresse à un large public qu'il entend éveiller à réflexion morale à travers la mise en scène d'un cas de conscience. Il s'adresse également aux animateurs soucieux de mettre le film en relation avec différents « textes » relatifs au contexte historique, scientifique et moral qui entoure cette affaire des « 38 témoins », dans la perspective d'engager une réflexion critique sur l'intention du réalisateur.

Quelques éléments de mise en scène

Réaliser un film (de fiction), c'est bien sûr raconter une histoire, mais c'est aussi choisir des acteurs, les diriger, les filmer sous un certain angle et avec certains mouvement de caméra (ou avec une caméra fixe…). Mais contrairement aux personnages de roman, les acteurs apparaissent nécessairement dans un lieu précis, concret, déterminé qui a soit été choisi par le réalisateur (ou un de ses assistants) soit construit par des décorateurs (et il arrive souvent qu'il y ait un mélange de décors « naturels » et de construction notamment d'intérieurs).

Dans le cas du film 38 témoins, il est intéressant de s'interroger sur le choix des décors puisque le cinéaste Lucas Belvaux, qui est également l'auteur du scénario, a choisi de transposer le fait divers original - qui s'est déroulé à New York - dans le port français du Havre. S'il y a des raisons circonstancielles à cette transposition - il est évidemment plus facile pour un cinéaste belge de tourner en Europe qu'aux États-Unis -, on perçoit facilement que le cinéaste a été sensible à certaines caractéristiques spécifique de cette ville, ne serait-ce qu'à travers le métier qu'il a donné à son personnage principal, pilote de navire.

Quelques pistes de réflexion peuvent ainsi être proposés aux jeunes spectateurs pour une première approche de cet aspect du travail cinématographique :

  • Quelle « image » le cinéaste semble-t-il privilégier du Havre ? un port? une cité industrielle ou au contraire administrative ? une ville ancienne ou moderne ? riche ou pauvre ? un centre de commerce ou d'habitat ? un lieu anonyme ou au contraire chaleureux ? «froid» ou «chaud» ?
  • Certains lieux semblent-ils mis en évidence pour leur «valeur» propre, indépendamment de leur rôle dans l'intrigue ? Certaines images sont-elles frappantes par leurs qualités plastiques ? Certains costumes sont-ils plus particulièrement significatifs ?
  • L'atmosphère aurait-elle été différente si, comme le fait divers de départ, l'histoire s'était passée à New York ? Quelles différences importantes existe-t-il entre une ville comme New York et Le Havre ?

Les réponses à ces questions peuvent être diverses et ne pas susciter d'unanimité. Pour stimuler éventuellement la réflexion, on trouvera aux pages suivantes une analyse des décors dans 38 témoins qui pourra être soumise aux participants. Cette analyse, on le verra, s'inscrit dans le prolongement de l'animation précédente sur le point de vue du réalisateur. Elle ne sera donc pas nécessairement partagée par tous les participants et ne doit pas être considérée comme un «modèle» mais bien plutôt comme un sujet de réflexion et de débat.

Le travail de mise en scène

Film à vocation réaliste, 38 témoins semble privilégier une mise en scène que l'on qualifierait en première approximation de « classique », « transparente » ou peu « spectaculaire ». On remarque cependant facilement que Lucas Belvaux accorde une grande attention au décor qu'il s'est choisi, à savoir le port français du Havre.

Ce choix n'est sans doute pas tout à fait libre, et il est dû en partie aux aides régionales accordées à la production cinématographique par la Haute-Normandie (à travers son « Pôle-Image »). Néanmoins, le cinéaste avait encore mille possibilités pour filmer cette ville portuaire, et 38 témoins n'a évidemment rien d'un dépliant touristique pour Le Havre, même si l'on reconnaît facilement une série de lieux emblématiques de la cité entièrement détruite en septembre 1944 par l'aviation alliée puis reconstruite selon les plans de l'architecte Auguste Perret et aujourd'hui inscrite par l'Unesco au patrimoine mondial de l'humanité. Parmi ces lieux, on relèvera bien sûr le port et ses docks, mais également les arcades en béton du quartier Auguste Perret (où a lieu le crime), l'imposante église Saint-Joseph (dont le clocher de 107 mètres domine la ville) et plus généralement le plan orthogonal imposé lors de la reconstruction avec ses larges avenues magnifiées notamment par le vide qui y règne lors de la messe d'enterrement.

Le film débute cependant par un plan spectaculaire sur un énorme porte-conteneurs de plusieurs centaines de mètres de long, dont l'étrave aussi imposante qu'à la courbe élégante est filmée de face fendant les flots. La démesure de cet immense bateau contraste avec la petitesse de la navette que l'on verra un peu plus tard transportant Pierre, le pilote qui doit guider l'entrée au port : cette navette, fortement secouée et battue par les embruns est pourtant pleinement maîtrisée par son pilote habile.

photoPeut-on dès lors interpréter ce plan d'ouverture autrement que par son aspect spectaculaire ? Et tous ces choix de décors mais aussi de métiers liés à la mer sont-ils simplement dus à une préférence personnelle du cinéaste ou bien peut-on leur donner un sens plus général ? À ce propos, on se souviendra qu'après sa déposition, les policiers s'interrogeront sur la fiabilité de Pierre comme témoin, et l'un d'eux remarquera qu'un homme qui guide des navires de quatre cents mètres n'a pas besoin de faire un faux témoignage pour se donner de l'importance aux yeux des autres. On se souviendra d'ailleurs que le personnage a revêtu son uniforme prestigieux de capitaine pour venir faire sa déclaration au commissariat.

Si l'on revient à ce premier plan d'ouverture, l'on peut ainsi être sensible à plusieurs connotations qui s'en dégagent : ce navire est montré comme une force impersonnelle (aucun homme n'est visible), démesurée, qui s'avance inexorablement sans que rien ne puisse semble-t-il l'arrêter. Mais ces traits sont également ceux que l'on attribue traditionnellement au destin, à un destin qui dépasse les individus, qui les domine et s'impose à eux inexorablement. Dans la conception janséniste de la grâce (évoquée précédemment), ce destin se confond en outre avec la volonté de Dieu qui seul accorde (ou non) la grâce aux croyants.

Par contraste, Pierre apparaît alors comme l'individu qui maîtrise la force impersonnelle du destin, qui la contrôle et la domine. On perçoit alors facilement l'analogie avec son témoignage tardif au commissariat : revêtu de son uniforme de capitaine, il agit encore une fois en maître du destin, comme celui qui va guider le cours inexorable des choses et les faire basculer.

photoCette image de maîtrise n'est cependant pas très affirmée et elle est même fortement contrebalancée par la culpabilité du personnage, par les haines qu'il va susciter autour de lui et par le mépris de ses voisins comme sans doute de sa compagne qui l'abandonnera finalement. Esthétiquement, un certain nombre d'images confirment d'ailleurs l'impression générale d'un écrasement de l'individu — Pierre mais aussi d'autres personnages — par des forces supérieures. On voit Pierre deux fois dans sa navette, la première fois où il se dirige effectivement de façon assurée vers le porte-conteneurs, mais aussi une seconde où il est cette fois sur le siège passager et paraît ballotté par les flots comme un fétu de paille : cette fois, il est rongé par le remords et semble impuissant.

Par ailleurs, beaucoup de spectateurs se souviendront sans doute du déplacement en voiture de Louise au milieu des docks traversés par les énormes grues à portiques servant au transbordement des conteneurs. Toute cette séquence est filmée de façon inquiétante comme si la jeune femme ne maîtrisait pas sa conduite, qu'elle était perdue sur le port et menacée à tout instant de se faire écraser par l'une ou l'autre grue en mouvement. Cette dramatisation s'expliquera peu après quand elle demandera à Pierre si elle a rêvé qu'il se confessait ou si c'était bien réel. Mais, comme elle lui conseillera bientôt de se taire et d'oublier ce qui s'est passé, cette séquence en voiture peut être vue comme une image de l'errance morale dans laquelle elle est à son tour plongée.

L'insistance à plusieurs reprises sur la démesure des installations portuaires souligne ainsi la « petitesse » des hommes qui semblent dépassés par le monde qui les entoure et par les forces surhumaines qui le traversent. Dans cette perspective, Pierre lui-même n'apparaît donc pas comme un homme « libre » — il insiste au contraire sur le fait qu'il doit être jugé pour ce qu'il a fait (ou pas fait) et que ce jugement ne dépend pas de lui — mais simplement comme celui qui s'est opposé à la lâcheté générale. Le terme qui convient alors peut-être le mieux pour le définir est celui d'un homme d'élection, celui qui se sent appelé à une « mission » qui le dépasse mais qu'il n'a peut-être pas entièrement choisie. La rencontre avec la journaliste sur la plage est de ce point de vue significative puisqu'il demande à être jugé comme les autres, avant de s'éloigner vers la ville dominée par le clocher très visible de Saint-Joseph à l'arrière-plan, symbole assez évident de rédemption. Cette « élection » se traduit notamment en termes de mise en scène par la multiplication des face-à-face entre Pierre et d'autres personnages, qu'il s'agisse de la journaliste sur la plage, de Louise à laquelle il s'adresse pendant la nuit ou de la police à qui il fait une déposition avec son uniforme d'officier.

Cette dimension symbolique aux connotations religieuses ne doit sans doute pas être interprétée de façon trop stricte et trop unilatérale[1], et beaucoup de spectateurs peuvent voir le film sans y percevoir un tel arrière-plan. En revanche, les différents éléments qu'on a relevés contribuent sans doute à produire une impression diffuse mais prégnante dont deux caractéristiques semblent essentielles : il s'agit d'abord, comme on l'a souligné, de la démesure impersonnelle de la ville et de ses installations portuaires qui écrasent les individus ; puis de la solitude du personnage de Pierre face à la mer, à la monstruosité des navires qu'il doit guider, à l'hostilité des voisins, à l'incrédulité de la police, au questionnement de la journaliste sur la plage, à l'incompréhension de sa compagne…


1.photo Parmi les autres indices qui favorisent une telle lecture religieuse et même plus spécialement janséniste, on soulignera le fait que la culpabilité est générale (les 38 témoins n'ont rien fait car, comme le dit de façon définitive, le juge d'instruction, les « gens sont lâches et pitoyables ») comme l'est le péché originel qui frappe l'humanité entière, que cette culpabilité est accablante mais que les hommes n'en sont pas suffisamment conscients (sauf Pierre) et que l'homme doit s'attendre à être jugé (le jour du jugement dernier) pour connaître la valeur de sa vie (comme le demande Pierre). Dans la même perspective, parmi les choix de costume qui peuvent paraître anecdotiques, on relèvera encore ce pull blanc que porte Pierre quand il confirme à Louise qu'il a bien assisté au meurtre : lui seul porte une telle couleur, très généralement associée à l'innocence (on peut se souvenir du célèbre vers de Hugo dans Booz endormi : « Vêtu de probité candide et de lin blanc »). On se souvient également de la figure du voisin droit sur le balcon d'en face et qui est comme la figure de la (mauvaise) conscience (et comment encore une fois ne pas citer Hugo : « l'œil était dans la tombe et regardait Caïn » ?). Bien entendu, il ne faut pas nécessairement donner une interprétation étroitement religieuse de 38 témoins, et réalisateur et spectateur peuvent se déclarer agnostiques ou athées ; mais les différents éléments cités se réfèrent assez visiblement à une culture religieuse qui imprègne encore largement notre société et qui explique certainement la « résonance » immédiate que ce film peut avoir auprès du public ou d'une partie du public.

 

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