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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
La Marche
de Nabil Ben Yadir
France, 2013, 2h00

Le dossier pédagogique consacré à La Marche s'adresse aux enseignants qui verront le film avec leurs élèves, entre 14 et 18 ans environ, mais aussi à toute personne intéressée, notamment dans le cadre de l'éducation permanente. Il souhaite explorer quelques pistes qu'ouvre le film, comme, par exemple : interroger les motivations des personnages; revenir sur les événements qui se sont passés à l'époque; mesurer l'enjeu de la fiction basée sur des faits réels; mais aussi poser la question de notre propre engagement dans le monde d'aujourd'hui. L'extrait porposé ci-dessous reprend la dernière animation proposée dans ce dossier qui est consacrée plus spécifiquement au travail de mise en scène cinématographique.

En 1983, la «marche pour l'égalité et contre le racisme» a traversé la France. À l'origine de cette manifestation pacifiste, quelques jeunes issus d'une cité lyonnaise, révoltés par les violences racistes. Une trentaine de personnes, parties de Marseille en octobre, seront accueillies à Paris quelques semaines plus tard par près de cent mille sympathisants.

Nabil Ben Yadir, l'auteur du film Les Barons, s'est basé sur ces événements pour construire une fiction qui rend hommage à ces marcheurs qui ont certainement joué un rôle considérable dans le changement du regard des Français «de souche»[1] sur les immigrés de la deuxième génération.

Aspects de la création cinématographique

Intention pédagogique et compétences

L'intention pédagogique de cette animation est de mesurer au moins en partie combien un film est le résultat d'un travail, se rendre compte qu'il s'agit d'une création.

Elle permettra également d'entraîner les compétences suivantes:

  1. Socles de compétences : Français
    • Travailler les attitudes relationnelles: écouter, dialoguer, laisser s'exprimer
  2. Compétences terminales et savoirs communs pour les humanités techniques et professionnelles
    • S'approprier sa culture: comprendre que toute expression artistique (ici, le film) est vision du monde, interprétation personnelle
    • S'approprier des outils de communication et de réflexion: développer son esprit critique, communiquer
  3. Compétences terminales pour les humanités générales et technologiques : Français
    • Parler-écouter
    • Participer à une situation de communication
    • Construire une relation interpersonnelle efficace et harmonieuse
Les indications ci-dessus s'adressent plus particulièrement aux enseignants de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui souhaitent se référer aux socles de compétences actuellement en vigueur.

Dans un cadre scolaire ou d'éducation permanente, il peut être intéressant de s'attacher aux aspects de la création cinématographique. On a déjà évoqué ici [dans le dossier imprimé, non reproduit sur cette page web] les enjeux de la fiction, abordons maintenant deux procédés qui la rendent possible.

La gestion du temps

Au cinéma, la gestion du temps est primordiale: d'une part, il s'agit généralement de raconter une histoire qui se déroule sur une durée bien plus longue que celle du film (dans La Marche, par exemple, entre la blessure par balle de Mohamed et l'arrivée à Paris, on peut supposer qu'il se passe certainement 3 à 4 mois, la marche elle-même durant un mois et demi); d'autre part, il faut éviter de lasser le spectateur et donc proposer un spectacle rythmé.

Invitons les participants à répondre à la question suivante:

  • Comment le réalisateur s'y est-il pris pour raconter en deux heures une histoire qui se déroule sur 3 ou 4 mois?

Les participants évoqueront naturellement l'ellipse, qui consiste à ne pas montrer tout ce qui ne participe pas à faire avancer l'action ou donner des informations sur les personnages, les situations, etc. Tous les temps morts, les actions qui ne sont pas décisives sont ainsi effacés. Ainsi, le film accorde surtout de l'importance aux moments décisifs (l'altercation avec la police et la blessure par balle de Mohamed, puisque cet événement sera le déclencheur de la marche; les débats qui donnent lieu à des prises de décision; les agressions qui soudent le groupe et ravivent la motivation à marcher, etc.)

Mais il arrive aussi que les ellipses produisent un effet particulier, quand c'est précisément un moment important qui n'est pas montré. Dans ce cas, le spectateur doit reconstruire la scène qui n'apparaît pas dans le film.

Demandons aux participants s'ils ont repéré ce genre d'ellipse dans La Marche.

Une scène reviendra certainement dans les mémoires: celle de l'agression de Monia. La jeune fille va téléphoner à sa mère dans une cabine, quand elle en sort, elle se dirige vers un groupe de personnes pour leur parler de la marche: on la voit de dos qui s'avance vers un groupe qu'on ne peut pas identifier. La scène suivante nous montre Monia de profil, qui marche avec de grandes difficultés, semble-t-il. En réalité, et c'est au spectateur de le reconstruire, elle a été agressée (probablement par les personnes vers qui elle se dirigeait en sortant de la cabine téléphonique): on lui a «gravé» une croix gammée au couteau dans le dosŠ Cette scène, extrêmement importante, n'est pas montrée.

D'autres ellipses intéressantes, mais peut-être un peu moins visibles, se produisent à différents moments du film, quand une scène commence alors que l'action est déjà entamée. Par exemple, lors de la réunion où les jeunes expliquent leur projet à leurs familles, la scène commence alors que les parents sont furieux. C'est seulement après quelques instants que l'on comprend que les jeunes ont déjà expliqué leur projet de marche et que leurs parents y sont opposés. De la même manière, quand on assiste à une discussion entre Yazid et Claire, celle-ci parle de ses parents, qu'elle qualifie de gens de gauche, progressistes. Mais elle ajoute que quand ils ont su, il n'y avait plus de gauche, plus de progrèsŠ Précédemment, Claire a dit à Yazid qu'elle était lesbienne. Nous, spectateurs, ne l'apprenons qu'un peu plus tard, quand Yazid dit «C'est vrai alors, que tu es lesbienne?»

Ce procédé, qui consiste à «couper» le début de la scène, est utilisé à plusieurs reprises et c'est au spectateur à faire un petit retour en arrière pour reconstituer le fil du récit.

D'autres procédés peuvent être utilisés pour marquer le temps qui passe. Par exemple, une séquence assez remarquable est celle qui est accompagnée par la chanson «California Dreamin'»: on y voit dans un mouvement de gauche à droite (comme si la caméra se déplaçait latéralement) différentes scènes où chacune laisse la place à la suivante dans un mouvement continu. La séquence commence par un travelling sur les marcheurs en train de se brosser les dents, puis continue avec le camion de René Ledu qu'ils poussent ensemble, montre ensuite une soirée où l'on fait un bras de fer, deux marcheurs qui haranguent des ouvriers dans une usine, etc. Soutenue par la musique, elle condense ainsi l'expérience que vivent les marcheurs en différents moments, intimes (la toilette), d'enthousiasme collectif (le bras de fer, la poussée du camion), de rencontre (les ouvriers), etc. Elle se termine par une scène où l'on voit des personnes peindre des calicots, qui sont destinés à la manifestation de Paris. Ainsi, toute la fin de la marche, qui dure plusieurs jours, est résumée le temps d'une chanson. Les moments qui sont montrés dans cette séquence sont des moments relativement banals, précisément le genre d'événements (ou de non-événements) qui font l'objet d'ellipsesŠ

Ainsi ce procédé de «condensation» est en quelque sorte l'opposé de l'ellipse: des moments sans importance sont montrés très brièvement, avec une musique entraînante pour les lier et représenter ainsi d'une manière compacte la fin de la marche.

La construction des personnages

Les ellipses, on l'a dit, consistent la plupart du temps à gommer les moments creux, qui ne font pas avancer l'action. Pourtant le film s'attache aussi à décrire le quotidien des marcheurs: s'installer pour la nuit, discuter, faire la fête, etc. Ces scènes ne sont pas primordiales pour le récit, mais elles permettent néanmoins d'apporter des informations: «camper» les personnages, définir leur personnalité, de manière à pouvoir s'attacher à eux, voir les relations qui se nouent, etc.

Le risque existe en effet, particulièrement dans un film qui, comme ici, met en scène une dizaine de personnages d'importance à peu près équivalente, que ceux-ci se réduisent à des caricatures. Il faut donc nourrir ces personnages, en faire des êtres «humains» complexes, pour que les spectateurs puissent établir un lien avec eux.

Pour mesurer ce travail de construction, invitons les participants à définir leur rapport aux différents personnages en explicitant ce que ces personnages suscitent comme réactions en eux.

  • Quels personnages ont leur préférence? Pourquoi?
  • Lesquels aiment-ils le moins? Pourquoi?
  • Lesquels trouvent-ils beaux? sympathiques? drôles? agaçants? ennuyeux?

Parmi les traits qui rendent les personnages sympathiques, il y a bien sûr les valeurs qu'ils défendent, mais ce sont surtout leur caractère «humain» qui est susceptible de toucher.

Voici par exemple quelques commentaires qui pourraient être faits.

Farid fait sourire parce que la nourriture a beaucoup d'importance dans sa vie (ses copains le surnomment «Kefta»), mais ce trait masque probablement des difficultés, à trouver sa place, à s'émanciper d'une famille un peu étouffante. Farid est souvent drôle, mais un peu malgré lui. Farid va trouver un cahier au début de la marche, cahier où il va consigner son expérience, avec un certain talent.

Kheira est parfois agaçante, avec son intransigeance, mais elle se révèle aussi pleine de contradictions: elle veut dès le départ aller à Dreux, ce que le curé considère comme une provocation, mais elle se met ensuite en colère contre sa nièce qui a répondu aux agresseurs en corrigeant leur faute de français. Elle se présente comme une femme libre (qui a notamment choisi de ne pas se marier) mais elle voudrait «contrôler» Claire qui se déshabille devant les hommes et surtout contrôler Monia, notamment dans ses relations avec les garçons. (Au premier regard qu'échangent Monia et Sylvain, Kheira dit à sa nièce:«N'y pense même pas»). Elle veut aussi que Monia arrête la marche pour reprendre ses études et, bien après leur dispute, elle se confiera finalement en ces termes: «les sentimentsŠ je n'ai pas le mode d'emploi».

Christophe Dubois, le curé, séduit par sa force de conviction, ses formules, son art de la parole, pourrait-on dire. Il est notamment très convaincant quand il cherche à impliquer les associations pour rendre la marche possible. Mais il fait aussi souvent preuve d'humour: il se touche la tête pour «toucher du bois», il réplique avec esprit aux jérémiades de René Ledu.

Le fromager et le curé fonctionnent en binôme, avec des taquineries et parfois des moments qui hésitent entre le rire et l'émotion: quand René propose de faire une marche Paris-Marseille pour s'assurer que le message est bien passé, il a très certainement envie que l'aventure continue; mais Christophe a deviné cette motivation et s'en moque, ce qui laisse René un peu dépitéŠ

D'autres personnages fonctionnent bien par paire: Claire et Yazid, évidemment, qui se lient immédiatement d'amitié, mais aussi Monia et Sylvain qui s'approchent, flirtent et rompent au cours du film.

L'humour joue également un grand rôle dans la construction d'un groupe qui doit être sympathique. À cet égard, la première scène est assez exemplaire: on fait la connaissance des jeunes au pied de l'immeuble et l'on peut immédiatement faire partie de leur bande: le spectateur peut facilement identifier ces jeunes qui plaisantent et se taquinent. À celui qui veut goûter à son sandwich au makrout, Farid répond «d'accord, mais les mains dans le dos». On comprend tout de suite que ces gaillards ont l'habitude de se chamailler et «les mains dans le dos» met Farid à l'abri d'un «mauvais coup».

Quand Mohamed fait la leçon aux autres qui ne militent pas comme lui dans l'association, l'un d'entre eux demande où il trouve «ces phrases», et Mohamed répond «dans un endroit que tu ne connais pas, ça commence par un B et ça finit par ibliothèque».

L'humour surgit souvent dans le film, avec Hassan qui veut marcher «pour le racisme et contre l'égalité», avec Hassan encore qui embrasse Christiane, «comme il embrasse la France», avec Claire qui demande si ça dérange quelqu'un qu'elle se déshabille devant tout le monde et que les garçons répondent en chœur «nonŠ».

Tous ces traits d'humour sont le résultat d'un travail d'écriture, qui a pour objet de faire exister les personnages et le groupe, de manière à ce que les spectateurs puissent s'attacher à eux et suivre leurs aventures avec plaisir.


1. Nous avons gardé ici l'expression «Français de souche», malgré son ambiguïté et son ambivalence que nous soulignons cependant par l'emploi des guillemets. À partir de quand en effet est-on considéré de souche française? après deux, trois ou dix générations? Et à quoi reconnaît-on un Français de souche? à son nom, à son prénom, à sa religion, à la couleur de sa peau, à sa manière de parler? Selon les lieux et les époques, l'expression «Français de souche» permet donc d'exclure des fractions de la population qui sont supposées ne pas «vraiment» appartenir à la communauté nationale, que ce soit à cause de leurs origines (les Italiens ou les Polonais hier, les Arabes aujourd'hui), de la couleur de leur peau (les Noirs même nés en France), de leur ethnie (les Juifs stigmatisés depuis le XIXe siècle), de leur langue (les AlsaciensŠ), de leur religion (les musulmans). En même temps, l'expression permet d'agréger des groupes hétérogènes (bourgeois et ouvriers par exemple) face à des «immigrés» (souvent mal définis) considérés comme mal assimilés ou carrément «inassimilables». Il s'agit donc d'un concept flou, non scientifique, utilisé essentiellement de façon politique, et ce n'est donc pas un hasard si cette expression soit un signe de ralliement pour des groupes plus ou moins ouvertement racistes ou d'extrême-droite.


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