En s'inspirant de l’affaire Victor Hissel, Joachim Lafosse signe un grand film puissant qui explore la dimension tragique d’une cellule familiale en train de basculer
Silencieuse depuis vingt-cinq ans, Astrid, la femme d’un célèbre avocat, voit son équilibre familial s’effondrer lorsque ses enfants se mettent en quête de justice…
Ce projet s’inscrit de façon cohérente dans la filmographie d’un auteur qui ne cesse de questionner les liens familiaux et l’intime, dans ces moments de bascule irrémédiables qui désintègrent l’ordre établi des choses, comme ici, quand ce silence pesant que l’on s’impose rend la vie de plus en plus incontrôlable. Dans Un silence, Joachim Lafosse nous révèle l’invisible, la fragilité d’une femme (magnifique Emmanuelle Devos, dans l’un de ses plus beaux rôles) confrontée à la violence d’un contexte qui la ronge, avec la pudeur et l’empathie nécessaires. Il nous montre aussi un adolescent perturbé et fragilisé, perdant le contrôle de lui-même tout en se battant pour faire éclore la vérité. Et puis, il y a ce père de famille (Daniel Auteuil, remarquable dans un rôle si difficile) qui est à l’origine de tout ce qui se passe...
Le film scrute ce qui est enfoui derrière le silence : la peur, la culpabilité et la honte qui rongent les pensées d’une mère recluse dans sa solitude. Le suspense est à trouver dans la progression des personnages en conflit avec leur intériorité, pas dans les méandres d’une enquête judiciaire qui restent à bonne distance du scénario, ne faisant jamais d’ombre aux personnages. C’est ce qui intéresse avant tout un cinéaste qui excelle, plus que jamais, dans l’étude de l’âme humaine confrontée à un décor et à un contexte anxiogènes.
Dire cela, c’est aussi souligner le travail formel de Joachim Lafosse. Sa mise en scène fait preuve d’une grande sobriété. Dans son approche du mouvement, elle fluidifie au maximum des événements et des informations (parfois justement succinctes), sans prendre le dessus sur eux. C’est un cinéma de la discrétion et de l’épure, très pictural dans ses recherches sur le cadrage et la lumière, dans cette façon de fusionner les personnages dans des espaces (pour la plupart intérieurs) aux ambiances clairs-obscurs. Les atmosphères sont feutrées, énigmatiques dans leur façon d’arrêter le temps, de donner une autre dimension à la réalité. On pense à ces scènes de chambre, nombreuses, qui renvoient à des peintures de l’âge classique, où un être couché sur un lit aux draps froissés révèle sa solitude et nous conduit vers son âme. On pense encore à cette grande maison, dans laquelle les personnages déambulent, qui est comme la métaphore d’un labyrinthe aux multiples trajectoires et ramifications duquel s’extraire est difficile.
Un silence est un grand film, dense et entêtant qui dialogue avec le spectateur, le déstabilise et l’interroge aussi sur lui-même.
NICOLAS BRUYELLE, les Grignoux