Lion d'Or à la Mostra de Venise 2024
Lion d’Or à Venise, ce mélodrame poignant, tout en subtilité et retenue, parle de la fin de vie et des amitiés féminines. Il révèle au passage l’absolue perfection de la mise en scène et de la direction d’actrices (Tilda Swinton et Julianne Moore, si parfaites) de Pedro Almodóvar, un cinéaste au sommet de son art
Ingrid et Martha, amies de longue date, ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid devient romancière à succès et Martha reporter de guerre, leurs chemins se séparent. Des années plus tard, leurs routes se recroisent dans des circonstances troublantes...
S’il était un compositeur, l’on dirait qu’il est passé de la musique symphonique à la musique de chambre, en lui ajoutant des teintes automnales. À l’opposé de ses œuvres originelles, ouvertement sexuelles et exubérantes, Pedro Almodóvar signe sans doute son film le plus épuré et accompli, un mélodrame en mode mineur (dans le sens imagé de la retenue), méritoirement récompensé à Venise.
Cette œuvre presque apaisée, car tiraillée par une inquiétude et une mélancolie lancinantes (mais non dénuées de petites touches d’humour salvatrices), démontre la cohérence du parcours du cinéaste. Malgré les changements de registres et de tonalités qui traversent sa filmographie, il ne cesse finalement d’approfondir les mêmes obsessions thématiques, le désir, l’amour et la mort, les imbriquant dans un univers puissamment visuel. Grand peintre dans l’âme, Almodóvar adapte sa palette de couleurs aux lieux qu’il filme, des couleurs qui se connectent aux personnages, à leur intériorité la plus profonde. Ce n’est pas pour rien qu’un célèbre tableau d’Edward Hopper est ici cité et se définit, clairement, en motif symbolique et dramaturgique de l’histoire.
Avec ce film en faveur de l’euthanasie, un sujet dont le cinéma s’empare régulièrement, l’auteur de Tout sur ma mère évite le film-dossier et le mélodrame de tous les excès qu’un tel sujet peut laisser craindre. Il réussit, avant tout, de magnifiques portraits de femmes, à travers une histoire de retrouvailles. Il se distingue une nouvelle fois en artiste progressiste et humain, dont les films font écho aux travers de la société, en combinant le micro (un récit « de la vie de tous les jours ») au macro (une action qui se passe aux États-Unis, un pays qui s’oppose toujours au droit à l’euthanasie).
L’absolue perfection formelle et narrative qui se dégage de ce film où tout est en place, où rien n’est laissé au hasard, permet aux sentiments le temps de se déployer, sans excès. On aurait tendance à l’oublier, Pedro Almodóvar est un formidable raconteur d’histoires capable, comme ici, de construire progressivement une tension, en jouant
de la digression mais en gardant le cap sur ses intentions, où la parole est centrale, le cœur de la vie. C’est quand elle se tait que la nature environnante, la lumière, les couleurs s’imposent plus encore, que l’on ressent cette peur du vide, sans doute fatale et définitive. Quand nos sens deviennent attirés par autre chose, par exemple par une porte dont l’ouverture ou la fermeture peuvent détenir les clés du futur.
Pedro Almodóvar est reconnu pour la beauté et la qualité de ses personnages féminins et dans sa direction d’actrices, ici au firmament. Tilda Swinton (à nouveau chez le cinéaste, quatre ans après son rôle dans le court métrage La Voix humaine) et Julianne Moore trouvent dans leurs rôles respectifs matière à exprimer toute la subtilité de leur jeu, notamment quand les non-dits et les silences doivent s’exprimer. C’est d’autant plus remarquable que l’on sait à quel point il est difficile de dire beaucoup avec peu, le tout dans des espaces clos et restreints. Sans la nuance de ces comédiennes au diapason des intentions du cinéaste, cette histoire sur la complexité des amitiés féminines n'arriverait sans doute pas à atteindre un tel niveau de gravité, de crédibilité, mais surtout de beauté et de clarté.
The Room Next Door nous conte ainsi l’histoire de deux femmes complices dont les circonstances précipitent les retrouvailles, dont l’amitié se reconstruit dans l’adversité et le paradoxe, entre tremblement et sérénité. Dans un moment réduit (spatial et temporel), elles recherchent l’intensité dans tous les instants qui passent, pour que rien n’échappe, telle la métaphore de la vision d’un film qui nous emporte le plus loin possible. Sublime.
NICOLAS BRUYELLE, les Grignoux