Medias
Journal & grilles Appli mobile Newsletters Galeries photos
Medias
Journal des Grignoux en PDF + archives Chargez notre appli mobile S’inscrire à nos newsletters Nos galeries photos
Fermer la page

Extrait du dossier pédagogique réalisé par les Grignoux
Comprendre le sens d'un film
consacré aux films :
L'Appât de Bertrand Tavernier
Bye-Bye de Karim Dridi
Elisa de Jean Becker
Muriel's Wedding de Paul J. Hogan
Le Péril jeune de Cédric Klapish What's Eating Gilbert Grape de Lasse Hallström

Ce dossier dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire. Il leur propose propose une méthode originale basée sur l'emploi de plusieurs questionnaires destinés à faciliter la remémoration des jeunes spectateurs (entre quinze et dix-huit ans environ) et à guider leur travail d'interprétation.

Comprendre un film

Tous, nous voyons des films au cinéma ou à la télévision avec notre sensibilité et notre culture propres, avec notre histoire personnelle, nos goûts et nos dégoûts, nos valeurs et nos idées qui ne sont pas nécessairement partagés par d'autres. Ainsi s'explique sans doute la grande diversité de jugements portés sur les films, la diversité dans l'appréciation et même souvent la compréhension d'uvres qui devraient être, semble-t-il, perçues identiquement par tous.

Si cette diversité est humainement légitime, il faut cependant constater que, d'un point de vue pédagogique, elle est souvent la manifestation d'une incompréhension ou d'une mécompréhension soit du film lui-même et de ses structures significatives, soit de l'arrière-plan culturel (ce que les Anglo-saxons appellent le «background») où il trouve son véritable sens. Pour l'enseignant se pose donc le problème d'amener ses élèves à une meilleure compréhension de ces textes complexes que sont les films mais aussi les romans, les pièces de théâtre ou les bandes dessinées.

L'exercice traditionnel dans le domaine littéraire (qui a souvent été transposé dans le domaine filmique au niveau universitaire du moins) est l'analyse de texte qui consiste en une lecture attentive qui s'attache à reconstruire minutieusement, mot par mot, phrase par phrase, les structures significatives de ce texte. Cette démarche inductive ou analytique qui part des éléments de base pour essayer de dégager le sens global est cependant difficilement praticable dans une classe de l'enseignement secondaire avec des films qu'on ne voit généralement qu'une seule fois et qu'on ne peut donc pas analyser séquence par séquence sinon plan par plan (même si l'usage du magnétoscope rend en principe moins difficile ce genre d'exercice).

L'analyse textuelle traditionnelle présente par ailleurs un autre désavantage surtout sensible pour les élèves, à savoir une absence de méthode et d'axe de recherche: que faut-il observer ou repérer? à quoi faut-il être attentif? quels sont les éléments supposés pertinents? L'enseignant, qui connaît bien le texte, sait évidemment où doit le mener l'analyse, ce qu'ignore en revanche l'élève incapable souvent de distinguer les éléments pertinents de ceux qui ne le sont pas.

Dans les pages qui suivent, nous proposerons une autre démarche que l'on qualifiera de globalisante et qui consiste à faire une hypothèse générale sur le sens du film vu et à tester ensuite cette hypothèse en la confrontant avec des éléments de niveau inférieur, c'est-à-dire des scènes, des séquences, des plans, des morceaux de dialogue, des détails visuels ou sonores qui la confirmeront ou la compléteront ou bien qui l'infirmeront.

Cette démarche ne prétend pas se substituer radicalement à l'analyse traditionnelle qui garde sans doute ses vertus: c'est une technique empirique qui espère améliorer la réflexion des élèves mais qui ne saurait, par exemple, pallier l'absence de repères culturels particuliers, nécessaires à la compréhension d'une oeuvre précise. La culture reste, on le sait bien, une affaire d'habitudes souvent acquises de façon implicite et qu'aucune «méthode» ne peut prétendre brutalement remplacer: lire un maximum de textes, voir un maximum de films, aussi diversifiés que possible, reste sans aucun doute la meilleure méthode pour apprendre à comprendre.

Cette démarche globalisante est en tout cas particulièrement bien adaptée à la vision de films qu'il n'est généralement pas possible de revoir plusieurs fois (sans disposer d'un matériel perfectionné): elle va en effet s'appuyer sur les souvenirs des élèves, tout en favorisant en retour le travail de remémoration. Une nouvelle vision du film ne sera que rarement nécessaire et se fera non pas au hasard mais toujours de façon à tester une hypothèse précise.

Préalables

Dès le départ, il nous paraît important de préciser aux élèves le but de cet exercice qui devrait intervenir peu après la vision du film. Chacun sans doute a une opinion sur le film vu, mais ces opinions souvent divergent, et il convient donc de trouver un terrain d'entente, d'essayer de reconstruire de façon objective le sens du film, la base commune à partir de laquelle les divergences pourront se manifester: il ne s'agit pas pour chacun de renoncer à son opinion personnelle mais de construire d'abord un lieu d'entente entre les spectateurs qui rende ensuite la discussion possible. Concrètement, cette base commune devrait être l'équivalent d'une critique journalistique qui présente le film, donne ses grandes caractéristiques puis conclut éventuellement par un jugement de valeur.

Sans méthode, un tel exercice rédiger une critique de film serait sans doute très décevant: la plupart des élèves feront un résumé du film avec quelques remarques sur l'un ou l'autre élément qui les aura frappés. Nous allons donc leur proposer plusieurs pistes de recherche qui devraient leur permettre de distinguer quelques grands types de textes filmiques et d'en dégager ensuite plus facilement le sens. Il faut en effet préciser qu'on s'attachera ici d'abord au sens des films et non à leur forme (c'est-à-dire aux caractéristiques de la mise en scène, du filmage ou du montage) qui, dans notre perspective, reste en fait subordonnée au contenu: c'est un élément de niveau inférieur qui peut confirmer ou compléter le sens global mais qui ne possède pas de véritable autonomie.

Avant d'aborder ces grands types de textes et les hypothèses de sens qui leur correspondent, il convient cependant de faire avec les élèves quelques préalables sur ce qu'est précisément le sens d'un film.

Jugement de fait et jugement de valeur

La distinction entre jugement de fait et jugement de valeur est classique en philosophie et en sciences humaines mais sans doute peu maîtrisée par de jeunes spectateurs. Deux raisons principales justifient qu'on l'explique aux élèves.

(Avec de jeunes élèves, on peut adopter une autre dénomination pour cette distinction, par exemple opinion personnelle vs fait objectif.)

Les jugements de valeur, qu'ils soient de nature esthétique ou morale, ont un fondement irréductiblement subjectif et ne peuvent donc pas être généralisés: les goûts et les couleurs, comme on dit, ne se discutent pas, et certains trouveront sans doute Vanessa Paradis dans Elisa très jolie tandis que d'autres la déclareront quelconque ou surfaite. Semblablement, l'on peut estimer que les personnages décrits dans le Péril jeune jouissent légitimement de leur jeunesse (jugement positif) ou au contraire qu'il ne s'agit que de «petits branleurs» ou d'individus faibles et sans idéal (jugement négatif). De tels jugements, même s'ils sont légitimes, ne se prêtent pas à une discussion et ne permettent pas de construire une base commune de compréhension, ce qui est notre objectif. Dans notre perspective, il convient donc de s'attacher à une description du film qui soit aussi objective que possible, en suspendant au moins temporairement nos jugements de valeur spontanés.

Une deuxième raison de suspendre ces jugements est plus proprement cinématographique (ou littéraire) et résulte de la différence entre la vie et la fiction. Déjà les philosophes classiques s'étonnaient qu'on puisse admirer en peinture des objets que, dans la vie, l'on trouverait horribles ou répugnants. Mais, malgré ces condamnations, des artistes et parmi les plus grands, Goya, Velasquez, Géricault n'ont cessé de creuser cette voie en représentant le laid ou le monstrueux afin de provoquer des émotions nouvelles chez les amateurs de peinture. De la même façon, beaucoup de cinéastes et d'écrivains demandent à leurs lecteurs ou spectateurs d'adopter face à leur uvre, film ou roman, une autre attitude que celle qu'ils auraient spontanément dans une situation réelle. Ainsi, il est clair que, dans l'Appât (photo ci-contre), Bertrand Tavernier condamne moralement les gestes meurtriers de ses personnages, mais le but du film n'est pas de susciter un tel jugement que la simple lecture du fait divers dont s'inspire le film suffit à provoquer. L'intention du cinéaste est autre, sans doute de comprendre comment des jeunes gens en fait très quelconques ont pu glisser dans cette spirale infernale.

photo L'Appât
L'Appât de Bertrand Tavernier

Cette attitude singulière qui consiste à suspendre partiellement ou temporairement ses jugements de valeur reste méconnue par beaucoup de spectateurs que l'on peut qualifier de naïfs et qui portent sur les films les mêmes jugements que ceux qu'ils auraient face au monde. Beaucoup d'incompréhensions ont ainsi entouré un film comme les Nuits fauves de Cyril Collard où l'on voit le personnage principal, séropositif, faire l'amour avec une partenaire sans la prévenir ni prendre de précautions: de faux débats ont fleuri à ce propos alors qu'il était clair que le personnage lui-même condamne son attitude dont il fait l'aveu à sa compagne plus tard dans le film (un tel aveu étant évidemment motivé par le sentiment de culpabilité). Mais le but du cinéaste n'était pas de porter un tel jugement (évident) mais de décrire une relation amoureuse avec toutes ses ambiguïtés et toutes ses lâchetés.

Semblablement, dans le Péril jeune, la partie de drogue où sont conviés les personnages n'est ni valorisée ni condamnée mais simplement décrite comme une situation d'époque.

Si cette distinction entre jugements de fait et jugements de valeur est importante à expliquer aux élèves, son application (comme celle de toute opposition conceptuelle) n'est pas toujours facile ni pertinente. Beaucoup de films supposent en effet des valeurs partagées avec les spectateurs, et il n'est pas question de regarder la Liste de Schindler de Spielberg d'un oeil froid et distant sans condamner la barbarie nazie que le film dénonce évidemment. Semblablement, l'on peut être raisonnablement critique à l'égard de films qui exploitent une violence spectaculaire en prétendant qu'il ne s'agit que de fiction et non de réalité: dans ce cas, c'est peut-être la suspension de tout jugement moral qui est naïve et non l'inverse. Toute distinction conceptuelle a un champ d'application limité et peut donc être inadéquate à certaines situations.

Point de vue du personnage et point de vue de l'auteur

Beaucoup de films nous font partager le point de vue d'un personnage, sa vie, ses aventures, ses amours, ses émotions Cette identification plus ou moins forcée peut cependant provoquer des résistances si nous ne nous reconnaissons pas dans les valeurs, les sentiments, les faits et gestes du personnage. La plupart des conversations d'après vision portent ainsi sur le héros ou l'héroïne dont nous approuvons ou au contraire désapprouvons le comportement. Pour prendre des exemples un peu caricaturaux, beaucoup de jeunes garçons admireront les exploits du héros d'un film d'action, qui ennuieront en revanche les jeunes filles plus sensibles aux états d'âme de l'héroïne d'une comédie sentimentale.

Si une telle identification est favorisée par un grand nombre de films, d'autres en revanche traduisent un point de vue qui peut être différent de celui du personnage et qu'on désignera comme étant celui de l'auteur (qui, dans les faits, peut être le réalisateur mais également le scénariste ou le producteur). Ainsi, si, dans la série des Rambo, il nous suffit d'admirer les exploits guerriers du personnage interprété par Sylvester Stallone, Platoon d'Oliver Stone ou Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, qui traitent également de la guerre du Viêt-nam, supposent au contraire que le spectateur prenne conscience que le personnage mis en scène est soit un naïf dont la guerre va détruire les illusions, soit une machine programmée par le système social et que la guerre une nouvelle fois va «déprogrammer». Face à de tels films, l'identification spontanée entraînera certainement des erreurs d'interprétation et manquera notamment la distance, qui doit souvent se repérer à des indices ténus, entre le point de vue du personnage et celui de l'auteur. (Le refus subjectif de l'identification, si elle se contente de rejeter affectivement ou de condamner moralement le personnage, conduira d'ailleurs aux mêmes erreurs puisqu'elle n'apercevra pas la différence entre les deux points de vue.)

Si la différence entre ces deux points de vue est facile à expliquer, elle est cependant plus difficile à mettre en uvre dans la mesure où l'auteur ne s'exprime jamais en tant que tel dans le film (sinon exceptions rarissimes), ce qui explique d'ailleurs le recours fréquent aux interviews de réalisateurs censées expliquer ce que le film a voulu dire. Le point de vue de l'auteur, contrairement à celui des personnages, n'est jamais donné en tant que tel et doit donc être reconstruit par le spectateur sur base d'indices souvent dispersés. Si nous comprenons facilement, sans bien sûr les approuver, le comportement meurtrier des personnages de l'Appât ils tuent pour l'argent , il est par contre plus difficile de deviner quelles sont les intentions du réalisateur, Bertrand Tavernier: a-t-il voulu simplement montrer cette histoire comme une aventure absurde (un peu comme le fait Camus dans l'Étranger)? Ou bien cherche-t-il à comprendre les raisons profondes de cette dérive meurtrière, en apparence inexplicable? Seule une vision attentive et une réflexion poussée permettront de répondre à ces questions.

Dans le Péril jeune, le point de vue de l'auteur se manifeste sans doute d'abord à travers le dispositif narratif et la distance temporelle qui l'articule: les personnages qui accompagnent la compagne de Tomasi à son accouchement se remémorent leur jeunesse (qui occupe l'essentiel du récit) et invitent donc le spectateur à la même réflexion distanciée par rapport à cette époque. Mais cette distance se marque aussi parfois par la simple comparaison entre la situation décrite et le contexte d'aujourd'hui: quand Tomasi déclare en rigolant à l'occasion d'une manifestation contre le chômage qu'ils ne vont tout de même pas se battre pour travailler, nous sentons toute sa naïveté face à un problème perçu à l'époque comme peu grave et devenu dramatique au cours des années qui ont suivi.

Dans Muriel, le point de vue du réalisateur est sans doute plus facilement perçu par la plupart des spectateurs qui sont sensibles à la dimension parodique du film: Muriel est un personnage caricatural auquel spontanément nous ne nous identifions pas (du moins dans un premier temps).

Elisa fonctionne en revanche sur une identification immédiate, et il ne nous est jamais demandé apparemment de nous interroger sur le point de vue du réalisateur (on a d'ailleurs beaucoup plus interviewé Vanessa Paradis que Jean Becker comme si le point de vue de l'actrice résumait le film).

Néanmoins, même dans ce cas et peut-être surtout dans ce cas, il est important de rappeler que personnage(s) et auteur ne se confondent pas et n'ont pas le même statut: le personnage est pris dans une histoire qu'il ne maîtrise pas, alors que l'auteur est le créateur (ou le responsable) de tout ce qui est montré à l'écran. Ainsi, la question «Pourquoi Marie, l'héroïne d'Elisa, va-t-elle à l'île de Sein?» ne recevra pas du tout la même réponse si on la pose du point de vue de la jeune fille ou de celui du réalisateur. Dans le premier cas, on s'inscrit dans la logique de la fiction, et l'on doit répondre qu'elle part à la rencontre de son père qu'elle n'a jamais vu; dans le second, on s'interroge sur les intentions cachées du réalisateur et l'on pourrait par exemple répondre qu'il a choisi cet endroit comme le contraire du milieu urbain décrit dans la première partie du film et comme le lieu d'une extrême solitude où vont pouvoir se rencontrer, dans une atmosphère de tempête mélodramatique, elle aussi choisie par le réalisateur, ces deux âmes à la dérive que sont Marie et son père. Ici, la distinction entre les points de vue conduit, on le voit, non pas tellement à une meilleure compréhension du sens du film qu'à un regard critique sur sa construction.

Compréhension locale et compréhension globale

De la vision d'un film, nous ne conservons que des souvenirs, toujours partiels, toujours incomplets. Certaines scènes, certaines images nous ont marqués plus que d'autres, certains personnages, certains gestes vont susciter notre intérêt et prêter à discussion avec d'autres spectateurs. Notre mémoire est sélective, et nous aurons tendance à retenir ce qui cadre avec nos sentiments, nos valeurs et nos schémas d'interprétation et à oublier tout ce qui ne pourrait perturber ou déranger ces cadres. Si le comportement du personnage joué par Cyril Collard dans les Nuits fauves me choque comme celui d'un pervers sexuel, je me scandaliserai qu'il n'utilise pas de préservatifs lors de ses rapports avec Laura, qu'il ait des relations épisodiques avec des partenaires masculins et qu'il vive en trio avec Laura et Sammy, un de ses amis. En revanche, je serai sans doute moins sensible à la détresse du personnage qui constate à plusieurs reprises la progression de la maladie sur son corps, qui hurle parfois de ne pas pouvoir communiquer aux autres sa peur de mourir, qui cherche frénétiquement à donner un sens à cette vie qu'il sent s'échapper irrémédiablement.

Cette sélection qu'opère le spectateur peut alors aboutir à des visions complètement différentes, à des compréhensions plus ou moins éloignées du même film. Face à de telles divergences, la seule manière de trouver un terrain d'entente objective est de confronter ces interprétations à un maximum d'éléments du film et de les tester comme des hypothèses: l'interprétation la plus juste sera celle qui rendra compte d'un maximum d'éléments (par exemple de scènes ou de séquences) sinon de tous 1. Ainsi, si l'on peut prétendre que Marie, l'héroïne d'Elisa, n'est qu'une pimbêche prétentieuse notamment lorsqu'on se souvient de la scène du mariage où elle dit son fait à chacun des invités, cette affirmation rend très mal compte de son attitude dans la seconde partie du film où elle paraît beaucoup plus incertaine et beaucoup plus fragile. Pour rendre compte de cette discordance qui n'apparaît que si l'on tient compte de l'ensemble du film (et non d'une partie isolée), on est alors obligé de construire une interprétation plus complexe: on pourrait dire par exemple que son arrogance apparente, proche parfois de l'agressivité, masque en fait une fragilité intérieure, une incertitude née de l'absence de son père.

À première vue, le Péril jeune n'est que l'évocation des faits et gestes plus ou moins anodins d'une bande de joyeux copains. Mais le dispositif d'encadrement qui présente ces faits et gestes comme des souvenirs surgissant après la mort de l'un d'entre eux pose un véritable problème d'interprétation, celui du regard que ces jeunes hommes posent sur leur passé: que sont-ils devenus? ont-ils vraiment fait les bons choix? étaient-ils de «vrais» copains? Autrement dit, sans ce dispositif, le Péril jeune n'aurait été qu'une comédie plus ou moins bien ficelée, se terminant par un coup d'éclat absurde (la sortie de Tomasi), alors que l'utilisation de ce procédé que certains spectateurs peuvent négliger fait surgir les véritables questions que se pose le réalisateur, celle du sens de la vie (pour le dire rapidement).

Si Muriel est une comédie dramatique facile à suivre, il est plus difficile de déterminer son sens exact: de qui se moque-t-on en définitive? Lorsqu'à la fin du film, Muriel quitte sa petite ville natale avec son amie Rhonda, elle choisit manifestement un autre style de vie, elle renie le destin qui avait été le sien jusque-là. Mais que rejette-t-elle exactement? Est-ce la vie de famille au profit de l'amitié, le mariage au profit de l'indépendance, la soumission au profit de la liberté, le devoir au profit du plaisir, la bêtise au profit de la lucidité? Chacun sans doute aura tendance à interpréter cette révolte de Muriel en fonction de ses propres valeurs et l'on pourra voir ce film aussi bien comme une uvre féministe que comme une affirmation d'individualisme ou une revendication hédoniste de bonheur ou encore un éloge de l'anti-conformisme ou bien simplement une ode contre la «connerie» sans plus de précisions. Est-il alors possible de trouver une interprétation qui rende compte de tous les aspects de la révolte de Muriel?

Pour répondre à cette question, il suffit de tester les hypothèses d'interprétation qui viennent d'être faites. Peut-on parler par exemple de revendication individualiste dirigée contre l'oppression familiale? L'interprétation est sans doute juste mais fort sommaire: si elle rend compte de la satire de la famille Heslop et notamment du portrait dramatique de la mère de Muriel, elle néglige tout l'aspect de dépendance qui existe entre Muriel et Rhonda, son amie gravement handicapée: l'amitié qui se substitue à la famille n'est pas synonyme d'égoïsme et demande à Muriel une abnégation qui n'est pas très éloignée de celle de sa mère au service de toute sa famille (même si l'esprit en est tout différent). L'hédonisme est également tempéré par un sérieux pessimisme puisque le style de vie qu'incarne Rhonda est bientôt cruellement marqué par la maladie et le handicap: Muriel ne choisit pas simplement le bonheur contre le malheur qu'incarnerait la famille Heslop. Les hypothèses féministe et anti-conformiste, sans être fausses, ne rendent pas non plus compte de tous les aspects du film (comme la «charge» contre les prétendues amies de Muriel dans le cas de la première de ces hypothèses, ou la fidélité sans faille de Muriel au sommet du mauvais goût qu'est la musique d'Abba dans la seconde).

Si l'on compare alors l'amitié - manifestement valorisée - qui lie Muriel à Rhonda à celle - dévalorisée - qui «règne» entre elle et la bande de Tania, on constate facilement qu'elles s'opposent comme la vérité au mensonge, la sincérité à l'hypocrisie: dans la bande de Tania, tout le monde se ment, tout le monde se trompe, et le premier geste de Rhonda, lorsqu'elle rencontre Tania, est de lui révéler que son jeune mari a baisé avec une de ses amies le jour même de ses noces. Ce thème de la vérité et du mensonge se retrouve, on le constate rapidement, à de nombreux endroits du film: ainsi, les rapports du père et de la mère de Muriel sont marqués par un profond mensonge puisque le père trompe sa femme depuis de nombreuses années. Cet homme est en outre politiquement corrompu, ce qui confirme sa duplicité.

photo MurielPar rapport à ce thème, l'on aperçoit alors l'ambiguïté du personnage principal, Muriel: elle aussi ment, elle arbore par exemple une robe (volée), mais elle le fait maladroitement et sera découverte comme seront découverts l'utilisation frauduleuse du chèque en blanc pour ses vacances ou ses essayages clandestins de robes de mariée. Muriel étant humiliée constamment par son père ou ses prétendues amies, ces vols apparaissent cependant comme une revanche, et surtout ses mensonges prennent bientôt une dimension exceptionnelle comme une machine prise d'emballement: alors que les autres personnages menteurs le père, le groupe de Tania essaient de masquer leurs mensonges, Muriel ne mesure pas la portée de ses gestes frauduleux qui sont aussi visibles que la robe léopard qu'elle a (sans doute) volée pour assister au mariage de Tania. Son mariage blanc avec un nageur sud-africain doit se comprendre alors comme le sommet de cette stratégie du mensonge: tout est artifice et elle jouit seulement de l'artifice sans en retirer aucun des profits qu'on retire habituellement du mensonge (si Nicole ment, c'est pour pouvoir faire l'amour avec le mari de sa copine, profit éminemment matériel).

La cohérence de l'action de Muriel apparaît ainsi clairement: vivant dans un univers dominé par le mensonge, elle va pousser au bout et au pire cette logique de l'apparence et du semblant jusqu'à en faire éclater tout l'artifice, soit qu'elle est découverte comme voleuse ou comme escroc, soit qu'elle joue le jeu complètement artificiel du mariage sans en retirer les profits habituels (elle ne profite que de l'apparence et de l'argent que lui rapporte ce mariage blanc) ou qu'elle se lance, avec Rhonda, dans une imitation burlesque du groupe Abba (l'artifice dans ce cas est avoué et assumé comme tel). Ayant poussé au bout cette logique de l'apparence, elle peut alors y renoncer pour s'engager dans une relation vraie avec Rhonda.

Ce thème du mensonge et de la vérité ne rend cependant pas compte de certains éléments du film, comme la manière dont la famille de Muriel traite la mère, Betty. Entre elle et les enfants, il n'y a pas de mensonge, elle est simplement traitée comme une servante juste bonne à faire les corvées. Qu'est-ce qui distingue alors cette situation familiale dévalorisée par le film et l'amitié entre Rhonda et Muriel qui est elle nettement valorisée? Ce qui frappe dans la famille Heslop, c'est évidemment l'inégalité et l'égoïsme de certains de ses membres qui se font servir sans contre-partie. Toutes les relations y sont déséquilibrées, et, lorsque le père constate que tous ses enfants sont des bons-à-rien qu'il est seul à entretenir, la remarque est sans doute vraie même si son attitude arrogante et suffisante explique aussi les incapacités diverses dont souffrent ses enfants. Ce thème se lie alors facilement avec celui du mensonge, car celui-ci a précisément pour fonction de masquer un profit égoïste, une situation inégale: le mari ment pour masquer qu'il jouit d'une maîtresse, l'homme politique cache les profits illégaux qu'il tire des marchés publics, la bande de Tania fait semblant de traiter Muriel comme une amie alors qu'elles la trouvent laide et vulgaire.

Si l'univers du mensonge est donc aussi celui de l'inégalité (souvent) masquée, d'échanges déséquilibrés et cachés, on peut alors déduire que la relation entre Rhonda et Muriel repose elle sur un véritable échange: si Rhonda «décoince» Muriel, celle-ci s'occupera d'elle lorsqu'elle sera touchée gravement par la maladie. C'est donc cela qui distingue leur amitié: entre elles, il y a un échange, un véritable don et contre-don, quelque chose qui n'est pas fondé seulement sur l'égoïsme et une jouissance foncièrement solitaire. C'est ce qui explique d'ailleurs que la fuite dans l'apparence que constitue le mariage de Muriel (ou ses essayages de robes un peu auparavant) se vive sans Rhonda: ce mensonge poussé jusqu'à l'artifice est un plaisir solitaire (sans jeu de mots) auquel se livre Muriel sans pouvoir y associer Rhonda. La relation qu'elle a avec son beau nageur sud-africain est évidemment tout aussi égoïste (et cela des deux côtés) jusqu'au moment où meurt la mère de Muriel: à ce moment, pris de compassion, le jeune homme fait l'amour avec Muriel, relation qui n'est motivée par aucun profit personnel et qui apparaît ainsi comme un moment de tendresse authentique dans un mariage complètement artificiel.

Loin d'être une apologie d'un hédonisme sans partage, Muriel peut donc être vu comme un plaidoyer pour de relations humaines fondées sur un véritable échange et débarrassées des mensonges que suscite l'égoïsme.

Film et texte

Lorsque nous voyons un film, nous posons spontanément des jugements de valeur, nous adoptons immédiatement le point de vue du personnage principal, nous retenons les scènes ou les images qui nous ont le plus fortement marqués. Se limiter à des jugements de fait, dégager le point de vue de l'auteur, rechercher la cohérence d'un maximum d'éléments du film supposent donc une activité constructrice, consistant en particulier à poser hypothétiquement des liaisons significatives dont le film ne livre que des indices indirects.

Si nous devons également exercer une telle activité constructrice lorsque nous lisons un roman - après tout, Flaubert ne nous dit pas pourquoi madame Bovary se suicide, et c'est à nous à rechercher dans toute l'histoire qu'il nous a racontée les événements qui expliquent son geste fatal -, un film se signale, par rapport à un roman, par un important déficit des marques de liaison et de coordination sémantiques: là où un écrivain utilise des marqueurs temporels («ensuite... pendant ce temps... c'est alors... il y a bien longtemps... dix ans plus tard...»), spatiaux («à deux cents kilomètres de là... dans la cave d'une maison isolée... Dans la Baker Street à Londres»...), logiques («c'est pourquoi... cependant... néanmoins... or... mais...») extrêmement précis, le réalisateur de films, s'il dispose également d'instruments équivalents (ne serait-ce que des cartons avec ce type d'indications), en use généralement, pour des raisons esthétiques, avec beaucoup plus de parcimonie. Ainsi, alors qu'il n'y a rien de plus courant dans un roman que de rapporter les pensées d'un personnage, celles-ci doivent dans la plupart des films être reconstruites par le spectateur en se basant sur les paroles et les faits et gestes du personnage (ou d'autres personnages).

Comprendre un film ne se limite donc jamais seulement à voir et entendre ce que montre le film et suppose toujours que le spectateur fasse des hypothèses d'interprétation plus ou moins fragiles, plus ou moins travaillées, pour donner sens et cohérence à ce qui n'est qu'une suite d'images et de sons a priori fragmentés et discontinus. Les préalables qu'on vient de poser, s'ils sont sans doute indispensables, ne peuvent donc garantir, de manière absolue, la validité des interprétations qui seraient faites en les respectant: rien n'infirmerait de façon décisive une hypothèse aussi hasardeuse que celle qui déclarerait que Muriel est en fait une description de la société australienne constituée de politiciens véreux, d'épouses débiles et de filles écervelées et querelleuses.

Les techniques que l'on va à présent proposer permettront d'orienter les hypothèses d'interprétation sans garantir, une nouvelle fois, de façon décisive la justesse de ces interprétations. [...]


[1] En fait, l'analyse exhaustive est un mythe car le nombre d'éléments dans un film, choix du scénario, mouvements des acteurs, choix du point de vue, du cadrage, de la lumière, des couleurs, du montage... est théoriquement infini. Mais deux interprétations peuvent être comparées quant au nombre d'éléments dont elles rendent compte.


Tous les dossiers - Choisir un autre dossier